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Live reports / 02.08.2015

Jazz à Vienne

Dans le cadre d’un week-end de trois jours consacré à La Nouvelle-Orléans – notamment en mémoire aux victimes de l’ouragan Katrina il y a dix ans –, la trente-cinquième édition du festival a débuté avec un préambule très sympathique vendredi 26 juin. Malgré une chaleur déjà écrasante, les rues de la ville sont envahies par une foule de spectateurs qui se presse pour assister à un défilé de parades dans la plus pure tradition louisianaise. Essentiellement composées d’enfants et portant les noms de quartiers et de site de La Nouvelle-Orléans, elles nous offrent une parenthèse bigarrée et enjouée avant les deux soirées qui nous attendent au théâtre antique les deux jours suivants.


. © : Daniel Léon

Le lendemain 27 juin, la première de ces deux soirées honore l’un des plus illustres résidents de la Crescent City, entendez Louis Armstrong. Le Satchmo Gumbo, avec en invitée la chanteuse néo-orléanaise Lillian Boutté, ne le trahit pas. La voix puissante et souple de la chanteuse fait merveille sur les classiques intemporels qui s’enchaînent (C’est si bon, If we never meet again, When you’re smiling, Mop mop, High society, l’inévitable mais toujours festif When the saints go marching in…). À noter l’apparition non annoncée de Tanya Boutté Ellsworth, la nièce de Lillian, pour Basin Street blues, avant que les deux vocalistes interprètent ensemble Bourbon Street blues. Un duo coloré, même si la plus jeune des deux ne développe pas la même intensité, et l’aînée reste en avant. Quant aux accompagnateurs, emmenés par le trompettiste Jérôme Etcheberry – ex-Haricots Rouges –, ils délivrent des instrumentaux (Saint Louis Blues, I’m crazy ‘bout my baby de Fats Waller) qui démontrent leur aisance en termes de jazz dixie. Un show parfaitement dans la tradition pour mettre cette édition sur les bons rails.


Lillian Boutté. © : Brigitte Charvolin

Changement d’ambiance avec Dee Dee Bridgewater entourée du New Orleans Jazz Orchestra, un vrai big band avec pas moins de quatorze cuivres ! Dirigée par le trompettiste Irvin Mayfield, Dee Dee insiste d’emblée sur l’importance de leur association et leur complicité fonctionnera à plein, la formation a revêtu son costume « grand swing » des années 1930, avec toutefois une touche marquée de modernisme et de longues improvisations où le swing s’efface parfois au profit d’un style presque post-bop. Mais le répertoire concerne toujours de grands interprètes de La Nouvelle-Orléans, Louis Prima (Sing sing, sing), Earl King (Big chief) et bien sûr Armstrong (St. James Infirmary, What a wonderful world). Le swing revient également en avant avec le Sing, sing, sing de Benny Goodman, tandis que la formation sait également se faire introspective sous la houlette de Mayfield (The elder negro speaks). Quant à Dee Dee, toujours aussi à l’aise sur scène avec le public français, quitte à cabotiner un peu, elle semble beaucoup s’amuser : visiblement peu impressionnée par l’importance du groupe, elle prend même souvent les choses à son compte (One fine thing, Come Sunday, Do you know what it means to miss New Orleans, C’est ici que je t’aime, une composition de Mayfield dont seul le titre est en français…).


Irvin Mayfield et Dee Dee Bridgewater. © : Brigitte Charvolin

La troisième soirée consacrée à La Nouvelle-Orléans est marquée par la désaffection du public à l’égard d’un théâtre antique qui va tristement sonner creux, une situation totalement inhabituelle dans le cadre de ce festival. Et à peine un quart des travées sont occupées à l’heure du début des concerts… En communiquant son bilan, Jazz à Vienne concédera d’ailleurs une baisse de fréquentation de dix mille personnes au théâtre par rapport à 2014, toutefois compensée par une hausse sur les autres scènes et sites, ce qui a permis de dépasser pour la première fois les deux cent mille festivaliers. Mais il n’empêche, difficile de se concentrer sur les spectacles. Pourtant, l’affiche est de qualité. Davell Crawford, après des hommages à son grand-père Sugarboy Crawford – Jack-A-Mo – et à l’une de ses idoles Ray Charles – What’d I say –, s’est vite réorienté vers l’hommage qu’il est censé rendre à Fats Domino. Il commence avec Ti Ni Nee Ni Nu (de Slim Harpo, mais on sait son influence sur Fats…) pour secouer tout le monde, puis fait preuve de brio et d’énergie avec des versions enlevées de I’m walking, Blue Monday et Ain’t that a shame, mais aussi de justesse sur les ballades inoubliables que sont Valley of tears et bien sûr Blueberry Hill. Si sa reprise de Shake rattle and roll est sans surprise, Crawford sort aussi des sentiers battus avec Street parade au mélodica, se fait grave sur Louisiana 1927 avant de renouer lui aussi avec la fête churchy (Down by the riverside et When the saints go marching in). Virtuose exceptionnel, Crawford a su ne pas en rajouter pour honorer la mémoire du grand Fats.


Davell Crawford. © : Brigitte Charvolin

Comment se lasser de la musique d’Allen Toussaint ? La voix semble inaltérable, d’une puissance naturelle sidérante pour un homme de soixante-dix-sept ans, le piano aérien sous ses doigts agiles. Le groupe qui l’accompagne est réduit – guitare, basse et batterie – mais compact et vecteur d’un groove exceptionnel de la première à la dernière note. Dans ce dernier secteur, Toussaint est unique, insurpassable, tant son aisance et son naturel restent désarmants. La cohésion apparaît d’emblée (Happiness), se transforme en énergie (Yes we can can, River boat, Here come the girls, A certain girl, Everything I do gonna be funky) ou bien en émotion (Motion, From Beale street to Broadway avec la remarquable guitare bluesy de Renard Roche), et il n’oublie pas de faire un clin d’œil au maître Professor Longhair (It's a New Orleans thing), voire à le reprendre (Tipitina). Et même quand il nous sert un classique, il trouve le moyen d’être original avec une superbe lecture instrumentale de St. James Infirmary. Impérial, l’inégalable Allen Toussaint, dont les capacités sont intactes, aurait mérité un meilleur accueil, et plus que jamais les absents ont eu tort…


Allen Toussaint. © : Brigitte Charvolin

Le 30 juin, Marcus Miller a encore embrasé Jazz à Vienne. Une prouesse d’autant plus notable qu’il était le seul au programme de la soirée, et qu’il lui a donc fallu occuper la scène de 20 h 30 à minuit. Le spectacle comptait deux sets très différents, le premier avec l’orchestre national de Lyon, puis trente minutes de pause, et une seconde partie avec son groupe habituel. Marcus a relevé le défi avec brio et classe. Très sympa et s’exprimant dans un français très correct, il n’a aucun mal à installer une relation privilégiée avec l’audience qui lui rend bien. Après un préambule avec Peace river (tiré de son dernier CD « Afrodeezia » comme bien d’autres à venir), les grands moments du premier set sont un Papa was a rolling stone groovy à souhait, dans un registre lent Xtraordinary et Preacher’s kid avec Miller très touchant au saxophone (c’est un hommage à son père), et I still believe I hear – inspiré par Je crois entendre encore, tiré de l’opéra Les pêcheurs de perles de Georges Bizet –, avec un sublime duo basse/violoncelle. Le final, que Miller qualifie lui-même jam jazz, se colore de rythmes africains endiablés qui finissent de nous convaincre. En deuxième partie, Miller opte d’abord pour un hommage à Miles Davis avec Tutu. Puis le concert change de dimension avec un Miller qui change également d’humeur et prouve qu’il est un vrai world musician. Jekyll & Hyde et Hylife (chanté par Marcus en dialecte du Nigéria) progressent vers des sommets rarement atteints en termes de transe, un phénomène accentué par les percussions frénétiques de Mino Cinelu, un autre ancien accompagnateur de Miles. Après une chanson aux accents de samba dédiée à George Duke, We were there, vient Gorée, avant lequel Miller rend hommage aux victimes des récents attentats djihadistes (à Saint-Quentin-Fallavier dans l’Isère et à Sousse en Tunisie). Moment de recueillement. Puis on repart dans un incroyable maelström ponctué par une reprise dévastatrice du Come together des Beatles ! Cela ne fait plus de doute, Marcus Miller est un musicien essentiel de notre époque.


Marcus Miller. © : Daniel Léon

Pas moins de trois concerts sous le signe du funk le 1er juillet. Dès lors, devant se contenter d’un set plus court que lors de ses prestations habituelles qui mettaient davantage en avant Arnaud Fradin – l’excellent chanteur et guitariste de Malted Milk qui offre un soutien de premier ordre à la chanteuse –, Toni Green s’avère tout de suite dans le coup. Galvanisée par un public à nouveau très nombreux, vêtue d’une superbe robe orange, la chanteuse de Memphis se donne à fond avec des titres bien assénés dans l’esprit de la soirée, comme That wiggle, Just ain’t working out et bien entendu le tour de force Party girl. Milk & Green, c’est du sérieux allié à un sens consommé de la scène qui attise la communion avec le public.


Toni Green. © : Daniel Léon

Format également inhabituel pour Maceo Parker qui n’aura que deux petites heures pour s’exprimer, alors qu’il n’est pas rare qu’il joue une heure de plus (record me concernant, 3 h 45 à Grenoble en 2003…). Il s’adapte et choisit le mode percutant, et à soixante-douze ans il reste très efficace dans le genre. Résultat, pas un temps mort, des arrangements parfaitement huilés au service des intervenants qui se succèdent et ne nous lâchent plus dès une reprise de What’d I say. Les classiques du funk claquent bien avec Papa’s got a brand new bag, Make it funky, We donna make it funky, mais il y a aussi de très beaux moments de complicité entre les musiciens, dont You don’t know me avec son pianiste Will Boulware. Et les deux choristes y vont elles aussi de leurs chansons en lead, Think (about it) pour Martha High et Stand by me pour Darliene Parker. Maceo Parker chante moins et joue également moins de saxophone qu’avant, il est le maître de céans mais il laisse aussi beaucoup de place à ses accompagnateurs. Il s’agit que tout le monde participe à la fête… Qui pour s’en plaindre ?


Greg Boyer et Maceo Parker. © : Daniel Léon

Près de cinquante ans après les débuts en 1967 de Sly and the Family Stone, il reste quand même trois des membres fondateurs dans le groupe aujourd’hui appelé The Family Stone. Il s’agit de la chanteuse et trompettiste Cynthia Robinson, du chanteur et saxophoniste Jerry Martini et du batteur Greg Errico. Derrière les claviers, Alex Davis remplace Sly, et s’ajoutent à l’ensemble une choriste, un guitariste et un bassiste. Se produire tardivement – il est quasiment minuit quand The Family Stone se présente – et après la mécanique parfaitement en place de Maceo Parker n’est pas chose simple. Et si on sent parfois quelques approximations dans les arrangements et les enchaînements, force est de reconnaître que ça tient encore très bien la route. D’ailleurs, quand la formation reprend quelques titres qui ont fait sa gloire comme Are you ready et Dance to the music, c’est avec verve, conviction et même fraîcheur – la pêche du batteur est à souligner –, le public viennois, avec lequel on ne triche pas, manifeste son enthousiasme. Rattrapé par l’heure tardive, je n’irai toutefois pas au bout de cet ultime show pour moi lors de cette édition 2015 de Jazz à Vienne, mais cette soirée funk fut très réussie.
Daniel Léon


Jerry Martini et Cynthia Robinson. © : Daniel Léon