Bluescamp 2023 et 141e Blues Station
28.11.2023
;
Débutée le 28 juin, l’édition 2013 de Jazz à Vienne s’est achevée le 13 juillet. Nous y étions pour six soirées, du 5 au 10 juillet. Une semaine de programmation toujours aussi éclectique et pertinente, et durant laquelle l’émotion fut comme souvent au rendez-vous dans l’écrin si singulier du théâtre antique, où le public est toujours prompt à gravir les gradins qui s'étagent jusqu'au sommet de la colline, offrant aux musiciens l'image stupéfiante d'un véritable mur humain.
Photos (sauf mention) : Brigitte Charvolin.
Textes : Jacques Périn (JP) et Daniel Léon (DL).
Vendredi 5 juillet (DL)
« What a beautiful venue… » Pour cette première, commençons par le dernier concert de la soirée. Car effectivement, pour reprendre le propos de Ben Harper, le théâtre antique est un lieu magnifique dont la magie agit toujours sur les musiciens. Mais aussi sur le public, en parfaite communion avec les acteurs pour un rappel final hallucinant (quatre, cinq morceaux, on ne sait plus…) comme on en voit souvent ici, mais on ne se lassera jamais de ces moments de partage : sur All that matters now, Musselwhite et Harper à cappella (« Let me down, let me down, let me down easy, at least tonight we’re together, we’re together, and that’s all that matters now… ») se répondent et repoussent les limites de l’émotion.
Ben Harper
Auparavant, bien aidé par un Charlie Musselwhite souvent énorme au chant comme à l’harmonica (The blues overtook me, When it’s good, I’m in I’m out, Homeless child), Harper et son groupe bigrement efficace avaient déjà délivré un set bluesy et lancinant à souhait, faisant en outre preuve d’une complicité non feinte (I ride at dawn). Même les titres les plus rock et habituellement peu subtils du répertoire d’Harper (I don’t believe a word you say, Don’t look twice, Blood side out) furent plutôt convaincants, c’est dire si le duo a su faire passer son message avec brio.
Charlie Musselwhite
Quant à Sixto « Sugar Man » Rodriguez qui les précédait, il ne bénéficiait pas pour sa part d’une formation aussi enthousiasmante, mais il a fait taire les critiques très négatives au sujet de ces récentes prestations. Certes un peu essoufflé, il a par moments porté le show avec ses titres et sa voix aux accents dylaniens (I wonder et l’inévitable Sugar man), prenant progressivement de l’assurance pour se lancer dans des reprises inattendues plutôt bien enlevées et très rock ‘n’ roll (Lucille, le medley Whole lotta shakin’ going on/Shake, rattle and roll). Pas le concert du siècle, mais cet homme attachant qui continue de raconter son histoire atypique ne peut laisser indifférent.
Rodriguez
Enfin, en préambule (sic), Guillaume Perret & Electric Epic nous avaient servi une tranche d’un jazz expérimental très éloigné du spectre de Soul Bag, et que nous ne commenterons pas davantage faute de compétences en la matière de l’auteur de ces lignes…
Guillaume Perret & Electric Epic. © : Enguerrean Ouvray
Samedi 6 juillet (DL)
Au programme, une longue nuit du blues avec trois concerts. Pour ouvrir, triste spectacle que l’ombre spectrale d’un Johnny Winter que l’on cache derrière un panneau noir pour l’amener et le sortir de scène sur un siège à roulettes, comme une vulgaire batterie lors des changements de plateau. Durant près de 90 minutes, il va éructer des reprises éculées (Johnny B. Goode, Got my mojo working, Black Jack, Killing floor, Dust my broom, Bony Moronie, Jumping Jack Flash, Dust my broom…) d’une voix sans doute à jamais perdue (il fallait être particulièrement attentif pour simplement comprendre les titres des chansons qu’il annonçait), tout en jouant faux de la première à la dernière note y compris à la slide, son groupe essayant de couvrir le désastre en nous assourdissant. Consternant, triste et même malsain.
Johnny Winter
Changement de dimension avec une Shemekia Copeland en pleine forme et en pleine maturité qui confirme qu’elle fait bien partie des meilleures chanteuses de blues actuelles, alternant titres rythmés et efficaces (Dirty water, Big lovin’ woman, Lemon pie, Never going back to Memphis, Stand up and testify, It’s 2 AM), titres joyeusement funky (I’m givin’ up you) et ballades (Ain’t gonna be your tattoo qu’elle dédie non sans humour à Johnny Winter…). Elle n’oublie pas les blues lents comme The other woman et son interprétation toujours aussi poignante de Ghetto child, avec une intervention a cappella qui prend toute sa mesure dans cette enceinte certes adaptée à l’exercice (encore faut-il le maîtriser, ce qui est évidemment le cas de Shemekia…). Avec, fraîcheur, naturel et verve sans jamais trop en faire mais avec un sens de la scène consommé, en outre soutenue par une formation de tout premier ordre (rythmique tonique assurée par Kevin Jenkins à la basse et Morris Shonhorn aux fûts, et belle complémentarité entre les deux guitaristes Arthur Neilson et Willie Scandlyn,) Shemekia offre la meilleure prestation de ces deux premières soirées qui mettaient le blues à l’honneur. La standing ovation du théâtre antique pour ponctuer le show est un signe qui ne trompe pas.
Shemekia Copeland
Quant à Robert Cray, le mystère qui l’entoure s’épaissit. Son talent est indiscutable, qu’il s’agisse de sa magnifique voix soul comme de son jeu de guitare hautement personnel d’une rare originalité, ses classiques comme Phone booth et Two steps from the end en attestent. À certains moments (Side dish, Chicken in the kitchen), il prouve une capacité à secouer l’atmosphère, mais quand le tempo ralentit et sur certaines ballades (ainsi sur It doesn’t show, Right next door, Nothin but love et I’m done cryin’, seul Sitting on top of the world dans ce registre montrant une belle complicité avec Jim Pugh au piano), il se recroqueville et semble absent. Une sensation grandement due à sa façon inexplicable d’occuper (ou plutôt de ne pas occuper) la grande scène viennoise, sur laquelle il s’installe complètement en retrait avec ses musiciens, de plus, et probablement à sa demande, sous une lumière tamisée. Pas facile dans ces circonstances d’installer la communion avec l’audience… Au bilan, on perçoit les qualités artistiques exceptionnelles de Cray, mais on ressort frustré par son manque de présence.
Robert Cray
Dimanche 7 juillet (JP)
« Saturday I go out to play, Sunday I go to church where I kneel down and pray » (Stormy Monday blues). Après le blues du samedi soir, place au gospel le dimanche, tradition oblige. Clarinettiste et saxophoniste avide d'expérimentations tout autant que de changements, Don Byron a récemment livré sa vision du gospel à travers l'album « Love Peace & Soul ».
Don Byron
C'est à partir de ce concept que s'est élaboré un plateau imaginé par le batteur Sangoma Everett (maintenant établi à Lyon) réunissant, outre Don Byron et son bassiste Brad Jones, le pianiste Emil Spanyi, la chanteuse La Velle et la chorale rhodanienne Entre Ciel et Terre. Après une introduction orientée jazz contemporain au cours de laquelle chaque instrumentiste a pu donner sa pleine mesure, La Velle s'est distinguée au chant, elle aussi dans une veine très jazz, avant que le répertoire vire au gospel avec l'entrée en scène de la chorale. Un ensemble d'une quarantaine de membres étonnant de mise en place, de plaisir de chanter et de grâce dans ses mouvements. Don Byron présentait chaque titre, évoquant avec chaleur les figures de Thomas Dorsey ou Sister Rosetta Tharpe. Le premier pour une belle reprise de Precious Lord, magnifiquement chantée par La Velle derrière le piano. La seconde en prélude à un Didn't it rain de grande lignée où la chorale donna toute sa mesure. Un autre titre, très bluesy, avec un Don Byron low down au ténor et une La Velle particulièrement accrocheuse (asticotant même les photographes dans la fosse pour les faire participer à la fête !), couronna ce concert hautement réussi.
La Velle
Pour suivre, on attendait beaucoup des Voices of Gospel, le groupe coaché par Iris Stevenson, celle-là même dont l'histoire inspira le film et la comédie musicale Sister Act II. Après une entrée en scène retentissante, sur un tempo speedé, très gospel contemporain, la troupe d'une quinzaine de vocalistes et d’une demi-douzaine de musiciens revint aux classiques (Swing low, sweet chariot, etc.) dans un style ampoulé, avant de délivrer une pièce à l'arrangement hyper soigné. La suite mêla danses très chorégraphiées, évocation de l'Afrique genre Livre de la jungle et pièces vocales démonstratives. Autant dire qu'on était beaucoup plus près de Broadway que de l'église baptiste. Le public en tout cas ne bouda pas son plaisir à ce show dont le mérite premier est de permettre à des jeunes défavorisés de mettre un pied dans le showbiz. Et tant pis pour l'authenticité ! Iris Stevenson, sur la fin du concert, quitta son clavier pour se démener sur le devant de la scène, accompagnée de ses ouailles et de celles d'Entre Ciel et Terre pour un final attendu haut en couleur.
Iris Stevenson
Lundi 8 juillet (JP)
Bien que proclamée funk, la soirée laissa aussi place à la soul et au disco. D'autant que la défection de Kool & The Gang obligea la programmation à se tourner vers une mouture des Supremes, baptisée pour des raisons légales FLOS (ou Formerly Ladies of The Supremes). Le lien avec le prestigieux trio vocal est assuré par Scherrie Payne, membre du « vrai » groupe de 1973 à 1977, et Lynda Laurence, titulaire éphémère en 1972-73, rejointes par Joyce Vincent. Curieusement ouvert avec Hold on I'm coming (de Sam & Dave), le show enfile les tubes du groupe, immortalisés pour la plupart par Diana Ross : Keep me hangin' on, Stop in the name of love, Baby love, Can't hurry love, etc. C'est professionnel, mais bien peu passionnant.
Formerly Ladies of The Supremes. © : DR
Autre groupe mythique de Motown, les Temptations voient leur succession assurée par deux formations dont cette Temptations Review featuring Dennis Edwards. Sa légitimité est indiscutable puisque Edwards fit partie du groupe de 1968 à 1977 et est présent sur les innombrables succès d'alors. À 70 ans, il n'a rien (ou peu) perdu ni de sa voix ni de sa présence physique. Il a su en outre recruter quatre confrères capables de reprendre le répertoire mythique des Temptations qu'ils accompagnent de ces chorégraphies qui en accentuent l'impact. Là aussi, c'est très professionnel, mais la magie opère souvent grâce à un investissement réel. Les tubes (Get ready, Papa was a rolling stone, Cloud nine, My girl, Just my imagination…) retrouvent des couleurs et l'héritage des groupes vocaux afro-américains est bien présent (excellent Old man river en grande partie a cappella). Dennis Edwards ne s'économise pas, mais il fait aussi la part belle à ses « jeunes » recrues, notamment Paul Williams, Jr. (fils du Temptation original), Mike Pattillo (au poste de Melvin Franklin à la basse), Chris Arnold (au falsetto stratosphérique dans le rôle d'Eddie Kendricks) ou David Sea (excellent ténor teigneux)
The Temptations. © : DR
Changement d'époque et de style (même si la continuité est incontestable) avec Chic dont Nile Rodgers assure seul la pérennité depuis la disparition de Bernard Edwards. J'ai bien essayé de faire la fine bouche lors des deux premiers morceaux. Trop dansants, trop disco… Mais quand les deux chanteuses ont repris Sister Sledge (We are family) ou Diana Ross (Upside down), j'ai craqué et commencé à danser comme les 7 500 spectateurs ! Au groupe redoutable de cohésion, à la guitare rythmique implacable et personnalisée de Rodgers, s'ajoutaient les voix superbes, trempées au gospel (la prime à Kimberly David-Jones), de deux superbes jeunes femmes qui se mouvaient avec une ardeur irrésistible. Un concert de Chic permet de mesurer la contribution de Nile Rodgers à la musique populaire de la fin du siècle dernier. Tout y passe, du Like a virgin de Madonna au Notorious de Duran Duran. On n'échappe même pas au Spacer de notre Sheila nationale. Je dois dire que j'ai pu là reprendre mes esprits, mais c'était pour mieux replonger avec un final imparable : Let's dance, repris avec talent et humour par le batteur Ralph Rolle, Le Freak et Good times. La vision du théâtre antique de Vienne transformé en dancefloor vertical avait quelque chose d'irréel et d'euphorisant !
Nile Rodgers. © : DR
Mardi 9 juillet (DL)
Il est alors essentiellement question de jazz vocal. La jeune franco-américaine Cécile McLorin Salvant fait étalage de tout son talent : non seulement elle chante parfaitement en anglais, mais sa voix profondément « nature » sait prendre toutes les inflexions, sensuelle (You’re going to be a habit with me, So in love, I didn’t know what time it was), nimbée de swing quand elle reprend Billie Holiday (What a little moonlight can do), mais aussi pleine de rage contenue sur Growlin’ Dan. Et quand elle quitte la scène au bout d’une trentaine de minutes, on s’aperçoit combien ces trop courts concerts d’ouverture peuvent être des crève-cœur… Mais outre ses très grandes qualités, à seulement 23 ans, Cécile a tout le temps devant elle.
Cécile McLorin Salvant. © : Jean-Pierre Dodel
La chanteuse cède la place au saxophoniste et flûtiste virtuose de l’improvisation Charles Lloyd, dont on se souvient qu’il fit ses premières armes avec des bluesmen comme B. B. King, Howlin’ Wolf et Bobby Bland ! Véritable musicien du monde bien que méconnu comme tel, Lloyd se présente cette fois avec l’Indien Zakir Hussain, étourdissant aux tablâs et envoûtant au chant sur des compositions tirées de leur album de 2006 « Sangam » (Guman). Certes éloignées de notre idiome, leurs longues plages sont en fait des suites sur lesquelles les musiciens démontrent une imagination qui dépasse le talent.
Zakir Hussain, Charles Lloyd et Eric Harland. © : DR
On attendait beaucoup du duo composé de la chanteuse Dee Dee Bridgewater et du pianiste Ramsey Lewis. Hélas, la chanteuse apparaît le temps d’un seul titre puis quitte la scène, laissant Lewis en leader pour des titres dont les plus intéressants installent une atmosphère intimiste, surtout quand le fin contrebassiste Joshua Ramos intervient (le medley Dear lord/Blessings). Mais le reste du groupe qui l’entoure se contente trop souvent du minimum, en particulier le batteur Charles Heath qui s’avère bien quelconque, le guitariste Henry Johnson ne donnant guère un aperçu de ses capacités que sur Brazilica. Et quand Dee Dee revient, c’est maintenant Lewis qui se retire, remplacé par le pianiste attitré de la chanteuse ! Quid du duo annoncé ? Dee Dee se livre alors à un show dont il est malaisé de cerner les influences (funk, R&B, soul ?). Face à ce concert quelque peu décousu, on rend les armes au bout d’une heure, sans savoir si le duo se constituera enfin… Dommage. À quand une revanche ?
Ramsey Lewis et Dee Dee Bridgewater. © : DR
Mercredi 10 juillet (DL)
Au tour du piano ! Et notre dernière soirée viennoise débute avec Ahmad Jamal, qui a la lourde tâche de remplacer Sonny Rollins souffrant. Mais le pianiste de 83 ans est aussi un géant du jazz et le challenge l’effraie d’autant moins que le public lui réserve un accueil chaleureux. Comme souvent en quartet avec contrebasse, batterie et percussions, Jamal distille toujours son jeu faussement déroutant et tellement riche, frappant son clavier comme pour le martyriser avant de laisser ses deux mains décrire des arabesques et même voler sur les touches pour d’incroyables volutes de notes élégantes et suaves (Blue moon, Gipsy, Autumn rain…). Tous les musiciens se retirent au bout d’une heure, remplacés par une autre véritable légende, Yusef Lateef, qui du haut de ses presque 93 ans (le 9 octobre prochain) n’a besoin de personne pour installer sa grande carcasse sur la scène. D’un long regard pénétrant, il jauge l’assistance puis se saisit d’étranges flûtes desquelles il tire des sons tout aussi insolites, faits de bruitages et de cris gutturaux, comme s’il conversait avec la nature. Et quand Jamal et son groupe reviennent l’entourer, si les instruments changent entre les lèvres de Lateef (flûte traversière, saxophone), rien ne semble en mesure de troubler l’émouvante psalmodie du vieux jazzman par ailleurs toujours capable de chanter (Brother hold your light). Rien, si ce n’est la pluie qui s’abat soudainement et se transforme vite en un de ces orages violents sans lesquels Vienne ne serait pas Vienne… Mais le ciel a le bon goût de se calmer durant le changement de plateau, avec pour seule conséquence une quinzaine de minutes de retard au programme.
Yusef Lateef et Ahmad Jamal. © : Gérard Dupuy
Le piano reste ensuite à l’honneur avec Chucho Valdés mais le registre change évidemment radicalement avec le maître de la musique cubaine. Habituellement, l’attention est fréquemment captée par les percussions très présentes dans ce style, mais au sein de ces Afro Cuban Messengers franchement jazzy, on remarque également le dynamisme du batteur Rodney Barreto et surtout la versatilité du contrebassiste Gaston Joya (avec ou sans archet), qui ne lâche pour ainsi dire jamais son leader (maximo !) des yeux… Le jeu de piano de Valdés se joue des tempos et tutoie parfois le classique, tantôt habité d’un groove incessant ou tout en grâce quand il rend hommage à son père Bebo décédé le printemps dernier. En milieu de set, Buika nous offre une courte mais belle parenthèse : comme nombre de chanteuses hispanophones, sa voix du grain mais elle y ajoute une puissance assez phénomènale. En tout cas, notre ultime soirée pour cette édition 2013, très variée bien que centrée autour du piano, s’inscrit parmi les réussites d’un séjour largement positif.
Chucho Valdés. : Frank Steward
Le bilan est également positif pour le festival avec cette année encore une fréquentation en hausse (voir notre news avec les détails publiée ce jour), et notamment une augmentation significative du nombre d’abonnés, un critère garant de la bonne santé et de la pérennité d’un tel événement. Et comme le programme artistique a également tenu ses promesses, rendez-vous est pris pour l’année prochaine !