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Live reports / 11.08.2022

Jazz à Sète 2022, Part. 2

19 au 21 juillet 2022.

Les trois dernières soirées du magnifique festival Jazz à Sète, 27e édition, faisaient la part belle à la soul. L’âme comblée… et le cœur pris en otage par le cadre du Théâtre de la mer. Ancien fort militaire érigé sur ordre de Vauban, désormais théâtre à ciel ouvert dont les gradins paraissent plonger dans la mer. Sûrement le plus beau décor de festival de l’hexagone.

Mardi 19 juillet

Énorme coup de cœur, d’emblée, pour la gospel soul d’Izo FitzRoy. La chanteuse britannique ne manque pas de points de similitude avec sa compatriote Alice Russell en termes de sobriété et de classe, tout ce que l’on adore. Entourée d’un trio formé de Matthew Waer à la basse, Nick Atkinson à la guitare, Karl Peney à la batterie, et de trois choristes issus d’un Gospel Choir – Silla Mosley, Jade Elliott et Nile Jay –, Izo FitzRoy dispose à Sète d’une scène idéale pour alterner les ambiances. D’abord assise derrière son piano, la magnétique Londonienne à la voix rauque enchaîne Ain’t here for your pleasure (issu de l’album “How The Mighty Fall” paru en 2020, 5 étoiles dans nos colonnes), Skyline (le titre éponyme de son album de 2017), Everybody knows this ain’t right. Publié à l’été 2021 avec le producteur de Los Angeles Erik Janson, ce single traite de l’injustice raciale systémique, sous le feu de l’actualité à l’été 2020, et aura vocation à intégrer le prochain album de la chanteuse.

Lorsque Izo (Isobel de son vrai prénom) s’avance enfin au-devant de la scène, elle mobilise le théâtre humain qui lui fait face pour former sur l’instant ce qu’elle appelle un Jazz à Sète Gospel Choir, après une présentation des choristes qui l’entourent. La fosse désormais debout n’attend plus que l’appel à la danse du festif Break the levee, un morceau qu’Izo étire longuement en ce jour d’anniversaire (le sien et celui de deux des autres membres du groupe). Et le public festivalier d’entonner un Happy birthday de circonstance.

Izo FitzRoy, Matthew Waer © Éric Morère

On profite du changement de plateau pour varier les points de vue et grimper au sommet du Théâtre de la mer, à la nuit tombée. Après une dizaine de jours de repos à Antibes, Robin McKelle reprend sa tournée estivale et livre en format quartet jazz le répertoire de son album “Alterations” sorti en 2019. Jason Brown à la batterie, Ameen Saleem à la basse, Mathias Blubath au piano. Des fêlures dans la voix bien placées, mais un répertoire peut-être trop classique (Amy Winehouse, Adele…) pour susciter chez nous l’émotion à laquelle on aurait aspiré.

Le saxophoniste Julien Lourau présente ensuite le programme gorgé de groove et de soul de son album “Power Of Soul: The Music of CTI”, sorti en 2021 sur le label Komos. Avec l’équipe de la version studio de l’album, Jim Hart à la batterie, Sylvain Daniel à basse, Léo Jassef au piano et Arnaud Roulin aux claviers. On apprécie la pédagogie efficace dont fait preuve Julien Lourau : en quelques mots il fait revivre les années 1968-1978, pose le cadre de ce qu’était le label CTI Creed Taylor Incorporated et des arrangements truculents de l’époque pour cordes et cuivres. Il cite les arrangeurs historiques tels que Don Sebesky et son Psalm que le groupe interprète. Le temps d’un Don’t mess with mister T. (interprété par Stanley Turrentine sur un album CTI de 1973), le quintet laisse place à un duo Julien Lourau-Arnaud Roulin (aux claviers dans tous les bons coups : le Supersonic de Thomas de Pourquery, le Tigre d’Eau Douce de Laurent Bardainne). Splendide concert.

Robin McKelle © Betty Klik
Julien Lourau © Betty Klik

Mercredi 20 juillet

Venus en masse pour la tête d’affiche Herbie Hancock, les festivaliers s’émerveillent à l’écoute d’Isfar Sarabski en première partie. Pianiste prodige natif d’Azerbaïdjan, Isfar joue en quartet entouré de Maurizio Congiu à la contrebasse (vu au sein du Jeanne Michard Latin Quartet), Ferenc Nemeth à la batterie et Behruz Zeynal au tar. Un line-up différent de celui de l’album studio “Planets” sorti en 2021 sur le label Warner. Sans l’opulence des cordes arrache-cœur du Baku Strings Quartet, mais avec tout le lyrisme et la virtuosité d’Isfar au piano ainsi que les effluves d’Orient au son du tar, un luth que Behruz Zeynal maintient au creux de son coude. Le morceau de bravoure s’intitule Horses of Karabakh. Un bateau transperce l’horizon, un avion trace son sillon, une nuée d’oiseaux affole le ciel. De l’incroyable alignement du décor sétois qui tout entier invite au voyage.

S’ensuivent deux heures d’un concert-fleuve de l’octogénaire Herbie Hancock. D’abord attentive, dans une forme de révérence envers la légende que nous avons la chance d’écouter dans un décor rendu magique par le ballet de bateaux blancs dans la nuit noire, et envers son groupe de luxe – Terence Blanchard à la trompette, Lionel Loueke à la guitare, James Genus à la basse, Justin Tyson à la batterie –, on finit lassée au son de ce que l’on se permet de qualifier de requiem pour vocoder. Il faut certes replacer ce vocoder dans son histoire – Hancock a grandement contribué à sa popularité en l’utilisant à la fin des années 1970 –, mais son usage ce soir à haute dose excède notre capacité d’attention.

© Éric Morère
Isfar Sarabski © Betty Klik
Herbie Hancock © Betty Klik

Jeudi 21 juillet

Point d’orgue de la programmation : le concert de Toni Green. La diva de Memphis fera paraître pour ses 71 ans, en septembre 2022, un nouvel album intitulé “Memphis Made” produit par Sebastian Danchin. Nouveau répertoire, après la fin de l’aventure Malted Milk en 2017, et nouveau groupe pour celle qui fut choriste d’Al Green et d’Isaac Hayes, entre autres. Formé pour la scène, le groupe français qui introduit l’entrée sur scène de Toni Green, vêtue d’une spectaculaire robe corail, est mené par le pianiste et organiste Benoit Sourisse, Eddy Leclerc à la guitare, Paul Héroux à la batterie et Thomas Planque à la basse. Très expressif, le “patron” Benoit Sourisse (passionné de blues, il a entre autres assuré la direction d’albums de Jean-Jacques Milteau), assure un écrin musical pour la voix de Toni, une voix puissante, aux attaques tranchantes. 

Elle alterne blues (I hope you don’t pray), soul déchirante (un chant engagé contre l’usage des armes aux États-Unis, le récit d’une mère qui a perdu son enfant), funk, ballade sensuelle aux paroles explicites (Why don’t we do it in the road), ferveur gospel. Sur un rappel gospel en mémoire de sa mère, Toni Green s’étrangle d’émotion (« nobody told that the road would be easy »). Rien de calculé pour autant, Toni Green affiche une sincérité qui semble être une disposition naturelle. Naturelle également, sa façon d’embrasser la vie et les vivants du Théâtre de la mer dans un tout, comme elle le ferait sur la scène d’une église baptiste de Memphis (voir Toni Green: Memphis Diva, documentaire produit par Sebastian Danchin, 2020).

Rassembleuse, elle fait monter sur scène et chanter quelques spectatrices de toutes générations, pense à remercier à plusieurs reprises l’équipe féminine et son habilleuse (qui lui a permis de revêtir à mi-parcours une robe verte aussi étincelante que le corail), multiplie les contacts en serrant les mains des festivaliers et finit, sur l’ultime rappel Undeniable, par descendre elle-même dans la fosse. Les portes de l’église du Théâtre de la mer sont grandes ouvertes !

Toni Green © Éric Morère
Toni Green © Éric Morère

Passé 23 heures, Toni Green revient encore sur scène, cette fois en tenue décontractée d’après-show, le temps d’un “battle” avec Ty Taylor, l’incroyable chanteur du groupe californien Vintage Trouble. Le groupe clôture le festival par une performance rock survoltée. « Si nous étions dans un juke joint, on dirait : Turn the heat on! », nous lance Ty Taylor à plusieurs reprises, lorsque le niveau sonore monte d’un cran. Juke Joint, référence à l’univers afro-américain sudiste des tavernes et du blues, donne son intitulé au dernier album en date du groupe, “Juke Joint Gems”. On retiendra le moment où le groupe se resserre, assis, au pied du batteur, le temps d’entonner un hymne gospel, The world is gonna have to take a turn around. Sur la gauche de la scène, dans l’ombre, on repère un jeune assistant qui abat un boulot de chaque instant, accordant en particulier chacune des guitares que les musiciens utilisent en alternance. C’est ce jeune “couteau suisse” qui jouera les éclaireurs, lampe torche à la main, précédant Ty Taylor lorsque celui-ci se piquera d’arpenter au pas de course le Théâtre de la mer avant de terminer le show en surplomb de la régie. 

Texte : Alice Leclercq
Photos © Éric Morère et Betty Klik
Photo d’ouverture : Ty Taylor (Vintage Trouble) et Toni Green © Éric Morère

Vintage Trouble © Éric Morère
Ty Taylor (Vintage Trouble) © Éric Morère