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Live reports / 03.10.2022

Jazz à la Villette 2022, Nu Civilisation Orchestra presents Marvin Gaye’s “What’s Going On”

Grande Halle de La Villette, 11 septembre 2022.

Après avoir salué la mémoire d’Aretha Franklin en clôture de son édition 2019, c’est à une autre grande figure de la soul que Jazz à la Villette rend hommage pour la dernière soirée du millésime 2022 en la personne de Marvin Gaye. 

Là où le “Respect to Aretha” était une coproduction du festival, avec la participation de vedettes invitées plus ou moins impliquées, il s’agit cette fois-ci d’un projet existant depuis plusieurs années, mais qui n’avait jamais été donné en France. Issu de l’association Tomorrow’s Warriors, un programme britannique qui combine objectif social et artistique dont sont issues nombre de figures de la scène jazz locale, de Shabaka Hutchings à Nubya Garcia, en passant par  Sheila Maurice-Grey et Cassie Kinoshi (qui étaient sur la scène du festival quelques jours plus tôt avec Kokoroko), le Nu Civilisation Orchestra s’est fait une spécialité de la relecture de grandes pages du répertoire de la “Great Black Music”, de Charles Mingus à Duke Ellington, et présente depuis quelque temps sur scène sa réinvention du “What’s Going On” de Marvin Gaye.

L’orchestre est essentiellement composé de jeunes musiciens, dont certains, comme la pianiste Sarah Tandy, se sont déjà fait remarquer en solo et en tant qu’accompagnateurs, renforcés de quelques vétérans comme le saxophoniste Denys Baptiste – lui-même un vétéran du programme Tomorrow’s warriors – ou le percussionniste Oreste Noda. L’ensemble est dirigé par Peter Edwards, collaborateur régulier de Zara McFarlane, et c’est Randolph Matthews, vu plusieurs fois sur les scènes françaises avec son Afro Blues Project, qui a la lourde responsabilité d’assurer les parties vocales en remplacement de l’expérimenté Noel McKoy empêché pour raisons de santé. 

Après quelques notes du thème de Trouble Man en introduction, Peter Edwards explique – assez maladroitement, le rôle de MC n’étant clairement pas son habitude – le déroulement de la soirée : une suite inspirée de la bande originale composée par Marvin Gaye pour commencer puis l’intégralité de “What’s Going On”. C’est donc avec une demi-heure consacrée au répertoire de la seule bande originale de film composée par Marvin Gaye que débute le récital. L’ensemble est instrumental, comme sur la version originale. Si le format classisant surprend – les musiciens jouent sur partition et Peter Edwards dirige à la baguette –, le résultat est convaincant, même si visiblement une partie des spectateurs ne s’attendait pas à une telle ouverture.

Rarement joué en public, cette musique, un peu anecdotique sur disque, prend sa vraie dimension dans cette belle version réarrangée – avec notamment un quartet de cordes – comme une suite cohérente, qui intègre en son sein les thèmes du film comme The break in (Police shoot big) ou Poor Abbey Walsh portés par d’excellents solistes – en particulier les saxophonistes Denys Batiste et Donovan Haffner et la pianiste Sarah Tandy, qui alterne sans effort piano acoustique et électrique –, tandis que la guitariste Sonia Konate convoque dans sa wah-wah l’esprit des meilleurs rythmiciens de l’époque. À la fin de la suite, Randolph Matthews rejoint l’ensemble pour interpréter de belle manière la version chantée du thème principal du film.

Peter Edwards

Avant d’attaquer le cœur du concert, Peter Edwards explique sa démarche : il ne s’agit pas de rejouer tel quel l’album, mais d’en interpréter le répertoire, sans respecter en particulier l’ordre original du disque. La gageure est de taille : “What’s Going On” est essentiellement une création de studio, et Marvin Gaye lui-même ne l’a quasiment jamais joué en concert (la principale exception est le concert de Washington quelque temps après la sortie, publié en LP sous le titre “What’s Going On Live” et en bonus de l’édition CD Deluxe), seules certaines de ses chansons apparaissant ponctuellement dans son répertoire scénique. Le résultat est, sans surprise, inégal : si certaines chansons prennent vraiment toute leur ampleur dans les arrangements luxuriants de Edwards, qui tire profit de toutes les richesses de son orchestre, d’autres semblent à la limite de s’effondrer sous le poids d’une instrumentation trop présente, et il manque probablement quelques ruptures de ton, et en particulier quelques passages dans une configuration musicale plus restreinte, d’autant que l’ensemble, qui dure environ une heure, a gagné une bonne vingtaine de minutes par rapport à la version enregistrée.

Dans le rôle principal, Matthews émule avec succès Gaye – très beau falsetto – et s’offre même quelques passages hors cadre bienvenus, notamment sur Inner city blues (Make me wanna holler), mais peut difficilement rivaliser, même avec l’appui de deux excellentes choristes (Cara Crosby Irons et Kianja Harvey Elliott), avec les prouesses vocales en overdub de son modèle. Mais ces réserves – très relatives – ne pèsent pas grand-chose par rapport au plaisir d’entendre pour la première fois en direct ce répertoire fantastique. Si la présence d’un tel concert patrimonial en fin de festival devient une tradition, peut-être que les programmateurs pourraient jeter un œil du côté du Metropole Orkest de Jules Buckley et de son hommage à Nina Simone avec Ledisi et Lisa Fisher… 

Texte : Frédéric Adrian
Photos © Frédéric Ragot

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