;
Hommages / 02.07.2020

Jacques Demêtre (1924-2020)

Lorsque, jeune passionné des musiques afro-américaines en général et de blues en particulier, j’ai commencé à tourner les pages des magazines de jazz, une signature m’attirait d’emblée au bas d’articles, de chroniques et de comptes rendus de concerts (1) qui enrichissaient mes maigres connaissances : Jacques Demêtre.

Quelques années plus tard, fin 1974, lorsque je me présentai un peu intimidé (surtout par Charles Delaunay) à un comité de rédaction de Jazz Hot, je rencontrai enfin, pour la première fois – en “vrai” – l’homme qui signait Jacques Demêtre, un monsieur grand, posé, ouvert, respectueux et attentif à tout ce qui s’y discutait, y compris aux musiques plus contemporaines qu’il ne goûtait guère et dont débattaient les jeunes collaborateurs de la revue. 

Jacques me pris rapidement en sympathie, trouvant sans doute en ma jeune personne encore inexpérimentée, quelqu’un qui partageait ses goûts et sa passion pour le blues, le gospel et autres musiques vocales populaires. Ainsi naquirent une amitié, une proximité, une complicité faites d’échanges et de collaborations qui devaient durer plus de 45 ans, jusqu’à une dernière conversation téléphonique quelques jours à peine avant son décès.

Né en 1924, Jacques Demêtre commence par s’intéresser au jazz français vers 1940 : Django Reinhardt, Alix Combelle, Hubert Rostaing, André Ekyan, Gus Viseur… qu’il écoute à la TSF. Et c’est toujours à la radio, après la Libération, qu’il entend les premières émissions de Sim Copans, largement consacrées aux musiques folkloriques et traditionnelles, dont le blues et les negro spirituals. C’est la révélation. Il découvre avec émerveillement ce blues que d’aucuns, en France, considéraient comme mort et enterré. Les disques arrivent ensuite : Vogue sort en 1948 un premier 78-tours de Champion Jack Dupree, avant que Big Bill Broonzy, présenté comme le dernier troubadour d’un genre en voie de disparition, ne débarque en France en 1951. Telle n’est pas l’opinion de Demêtre qui se rend à Londres en 1953, et en revient avec une valise pleine de 78-tours.

Il rencontre ensuite Charles Delaunay qui lui ouvre instantanément les colonnes de Jazz Hot : « Vous êtes libre d’écrire ce que vous voulez. » Son premier article, intitulé tout simplement “Blues”, paraît dans le n° 98, en avril 1955. Le mois suivant, deux pages sont consacrées à Sonny Terry. Soutenu par André Clergeat, le rédacteur en chef, Demêtre brosse chaque mois le portrait d’un bluesman ou traite d’un sujet sur les thématiques du blues. Il contribue ainsi à faire connaître ce monde musical largement ignoré des lecteurs, des amateurs et… de ses collègues de Jazz Hot qui le raillent gentiment avec sa “musique ethnique”. Effectuant un véritable travail musicologique de fond, il se situe ainsi parmi les pionniers de cette recherche musicale, à l’instar de l’Anglais Paul Oliver, avec qui il correspond et qui lui rendra visite en 1957, tandis qu’il fréquente et reçoit Sammy Price, Brother John Sellers et Sister Rosetta Tharpe lors de leurs séjours à Paris.

Le sommet de son travail pour Jazz Hot sera son “Voyage au Pays du Blues”, effectué en compagnie de son complice Marcel Chauvard durant quatre semaines à New York, Détroit et Chicago en septembre-octobre 1959. Expérience exceptionnelle qui donnera lieu à une publication en plusieurs épisodes pour Jazz Hot (de décembre 1959 à mai 1960). Ce voyage, qui apportera un éclairage documentaire inestimable sur le véritable monde bien vivant du blues dans les quartiers noirs, sera traduit et publié dans plusieurs revues étrangères avant d’être édité en livre par Soul Bag en 1994. 

Dans le studio-arrière-boutique de Joe Van Battle : Little Sonny, Jacques Demêtre, John Lee Hooker, Emmit Slay, Detroit, 1959. © Jacques Demêtre / Soul Bag Archives
Chez Champion Jack Dupree, New York, 1959. © Jacques Demêtre / Soul Bag Archives
Elmore James, Chicago, 1959. © Jacques Demêtre / Soul Bag Archives
J.B. Lenoir, Chicago, 1959. © Jacques Demêtre / Soul Bag Archives
Tampa Red, Chicago, 1959. © Jacques Demêtre / Soul Bag Archives

Hormis un retrait de quelques années (entre 1964 et fin 1968), Jacques restera un collaborateur assidu, apprécié et indispensable de Jazz Hot jusqu’en 1983. Parallèlement, il apportera son soutien actif à Soul Bag, restant l’un des “parrains” de ce jeune magazine spécialisé jusqu’en 2010 (2). Et ses compétences seront souvent sollicitées par les maisons de disques pour la réalisation de coffrets-CD consacrés au patrimoine musical historique.

Notre ami Jacques Demêtre nous a donc quittés le 24 juin à l’âge de 96 ans, après tant d’années consacrées à nous faire partager ses connaissances et ses recherches sur les racines de la musique populaire afro-américaine et son contexte social, travail reconnu dans le monde entier. Il a ouvert la voie à des générations d’amateurs et de connaisseurs, tout cela avec rigueur, précision, intégrité, bienveillance, modestie, disponibilité et désintéressement, prêtant gracieusement et largement ses documents sonores ou photographiques sans rien attendre en retour. Nous lui devons tous beaucoup, et ne l’oublierons pas.

Texte : Jean Buzelin
Photo d’ouverture : Willie “Big Eyes” Smith, Otis Spann, Jacques Demêtre, Muddy Waters, Chicago, 1959. © Jacques Demêtre / Soul Bag Archives

1. Également les comptes rendus de l’American Folk Blues Festival dans Combat.
2. Voir notamment dans notre n° 196 (automne 2009), un reportage photographique “au pays du blues”.

Chez Champion Jack Dupree, New York, 1959. © Jacques Demêtre / Soul Bag Archives
Champion Jack DupreeChicagoElmore JamesJacques DemêtreJB LenoirJean BuzelinJohn Lee HookerOtis SpannTamp Red