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Hommages / 06.11.2022

Ils nous quittent : Bettye Crutcher, Ivy Joe Hunter, Marty Sammon, Robert Gordy, Joe Bussard, Brooks Arthur

Hommages aux artistes et personnalités disparus récemment.

Bettye Crutcher (1939-2022)

Originaire de Memphis, Bettye Crutcher commence à écrire des poèmes et des textes de chanson dès l’enfance. Mère célibataire de trois enfants, elle travaille comme infirmière et écrit sur son temps libre, sans parvenir à intéresser grand monde à son travail jusqu’à une audition chez Stax en 1966. Repérée par David Porter, elle commence à écrire pour les artistes du label et décroche un premier succès dès l’année suivante avec Somebody’s sleeping In my bed, co-signé avec Allen Jones pour Johnnie Taylor, suivi quelques mois plus tard par son plus grand tube, Who’s making love, écrit avec Homer Banks à nouveau pour Taylor.

Si elle s’associe avec Homer Banks et Raymond Jackson pour former le trio d’auteurs-compositeurs-producteurs We Three, elle travaille aussi avec d’autres partenaires. Entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970, ses chansons sont interprétées par une bonne partie des artistes Stax (Albert King, les Staple Singers, Sam & Dave, William Bell, Carla Thomas, Booker T & the MG’s, les Mad Lads, Delaney & Bonnie, Little Sonny, les Bar Kays, les Emotions, Inez Foxx, Shirley Brown…) et certaines sont reprises par des interprètes extérieurs très divers, de Joan Baez à Sammy Davis Jr en passant par Young-Holt Limited, Lou Donaldson, Tony Joe White, Freddie King… En dehors de Stax, plusieurs artistes Hi – Ann Peebles, Otis Clay, Quiet Elegance… – enregistrent également ses textes.

Une tentative de se lancer en tant qu’interprète en 1974, avec l’album “Long As You Love Me (I’ll Be Alright)”, passe à peu près inaperçue, mais elle est désormais installée au sein de la “machine” Stax, où elle est la seule femme autrice. Quand Stax ferme ses portes, elle se lance dans une carrière d’antiquaire, tout en continuant à écrire et à produire, travaillant notamment avec Shirley Brown et Ben E. King. Installée à partir des années 1980 à Nashville, elle voit sa composition Take off your shoes gravée par B.B. King et Bobby Bland, tandis que ses classiques sont régulièrement repris et samplés. Toujours restée impliquée dans la musique, elle jouait régulièrement un rôle de mentor pour les étudiants de la Stax Music Academy. 
Photo © DR

Ivy Joe Hunter (1940-2022)

Artisan discret, en tant qu’auteur-compositeur et producteur, du son Motown des années 1960, Ivy Joe Hunter n’en a pas moins joué un rôle de premier plan dans l’histoire du label, contribuant à quelques-uns de ses plus grands succès. Né à Détroit, George Ivy Hunter prend des cours de musique – trompette et euphonium – pendant son enfance, jouant notamment avec le Detroit City Youth Orchestra, mais s’engage dans l’armée après que sa famille l’a découragé de se lancer dans une carrière de musicien professionnel.

Quatre ans plus tard, cependant, l’appel de la musique est trop fort, et Hunter quitte l’uniforme pour commencer à se produire dans les clubs de sa ville natale. C’est dans l’un d’entre eux, le Phelps Lounge, qu’il est découvert par Hank Cosby, un des membres de l’orchestre de studio Motown. En 1963, Hunter signe un quadruple contrat avec le label de Berry Gordy, en tant qu’auteur-compositeur, producteur, chanteur et manager d’artistes. C’est dans ces deux premiers rôles qu’il apporte ses principales contributions à la vie du label, écrivant et produisant pour les principaux artistes, de Marvin Gaye aux Temptations, en passant par les Contours, Martha & the Vandellas, les Four Tops, Kim Weston, les Marvelettes, les Isley Brothers…

Parmi ses principales compositions figurent  Sorry is a sorry word pour les Tempts, Behind a painted smile pour les Isley Bros, Ask the lonely et Loving you is sweeter than ever pour les Four Tops, mais aussi et surtout l’iconique Dancing in the street pour Martha & the Vandellas, co-signée avec Mickey Stevenson et Marvin Gaye. 

S’il enregistre ponctuellement dans les années 1960, il doit attendre 1970 pour voir apparaître, sur le label secondaire V.I.P., deux singles sous son nom. L’album prévu, “Ivy Jo Is In This Bag”, passe cependant à la trappe et Hunter quitte Motown au moment où le label déménage vers la Californie. Resté à Détroit, il y monte sa maison de production, Probe 1 Production Company, et plusieurs labels comme Redline, Probe 1 et Midwest International, qui publient notamment quelques singles sous son nom.

Si sa visibilité est moindre que pendant ses années Motown, son répertoire continue à vivre sa vie propre, grâce aux multiples reprises de ses classiques, qui inspirent aussi bien la “teen idol” Nick Kamen que les rockers chevelus de Van Halen. Il participe dans les années 1990 à l’aventure du label revivaliste Motorcity, co-signant le plus grand tube du label, le Footsteps following me de Frances Nero, mais c’est a priori sa dernière participation à la l’industrie musicale, ses chansons continuant à vivre leur vie. Il ne doit pas être confondu avec le pianiste et chanteur Ivory Joe Hunter, ni avec le pianiste de studio Motown Joe Hunter.

Marty Sammon (1977-2022)

Originaire de Chicago, Marty Sammon est un prodige précoce du piano, qui accompagne sur scène L.V. Banks dans les clubs locaux dès ses 15 ans. Il intègre ensuite le groupe de Phil Guy, avec qui il enregistre l’album “Say What You Mean” pour JSP, puis celui d’Otis Rush, avec lequel il apparaît sur le DVD “Live Part 1” et l’album “Chicago Blues Festival 2001”. C’est à cette époque qu’il publie son album personnel “Hound Dog Barkin’”.

À la fin des années 2000, il rejoint l’ensemble de Buddy Guy, qu’il accompagnait encore sur scène il y a quelques semaines. Il est présent sur le “Live At Legends” de 2012, ainsi que sur un titre de “Living Proof”. Parmi ses nombreuses prestations avec Buddy Guy – les festivals d’été en 2016, l’Olympia en 2017, Pleyel en 2018… – figure le concert de 2015 à la Maison-Blanche, “A Celebration of American Creativity: In Performance at the White House”, en présence du Président Obama.

S’il n’entre que rarement en studio avec son patron, il se fait entendre sur disque au fil des années aux côtés de Michael Coleman, Eddie C. Campbell, Lil’ Ed & the Blues Imperials, Quinn Sullivan, Devon Allman, et, tout, récemment, sur les deux albums Alligator de Christone “Kingfish” Ingram. 

Marty Sammon et Buddy Guy, Chicago, 2015 © Brigitte Charvolin

Robert Gordy (1931-2022)

Originaire de Détroit, Robert Gordy partage avec son frère Berry la passion de la boxe, mais aussi celle de la musique, et il se lance dès la fin des années 1950 dans une carrière d’interprète, publiant une série de singles sur différents labels sous le nom de Bob Kayli et décrochant même un certain succès avec Everyone was there, sur lequel il est accompagné par le “Barry Gordy Orchestra”, coquille d’époque incluse.

Si l’aventure est de courte durée, il ne tarde pas à rejoindre la maison de disque montée par son frangin, d’abord en tant qu’ingénieur du son tout en enregistrant pour le label (Small sad Sam, avec les Supremes aux chœurs), puis en tant qu’auteur-compositeur et producteur, travaillant notamment avec les Supremes, Marvin Gaye, Stevie Wonder, les Spinners, les Isley Bros, Kim Weston…

C’est cependant dans les coulisses qu’il connaît la plus grande réussite, à la tête dès 1965 et pendant deux décennies de la branche éditoriale du label, Jobete, contribuant à la structuration d’un des plus prestigieux catalogues de chansons au monde. Il suit le déménagement de Motown en Californie et s’offre même un petit rôle dans le film Lady Sings The Blues.

Joe Bussard (1936-2022)

Originaire du Maryland, Joe Bussard se lance au début des années 1950 dans une collection de disques, et particulièrement de 78-tours, créant au fil des années un ensemble unique – environ 15 000 disques – d’enregistrements dans tous les registres des musiques populaires américaines, et particulièrement dans le domaine du jazz, du blues, du gospel et du folk. Centrée sur les années 1920 et 1930 – son hostilité pour les musiques “modernes” est bien connue –, sa collection est considérée comme une des plus importantes dans le genre et a souvent servi de sources pour des compilations.

Plusieurs anthologies ont été réalisées à partir de sa collection, dont “Down In The Basement – Joe Bussard’s Treasure Trove Of Vintage 78s 1926-1937”, parue en 2002 sur Old Hat Record et “Joe Bussard Presents: The Year Of Jubilo – 78 RPM Recordings Of Songs From The Civil War” paru en 2015 sur Dust-to-Digital. De la fin des années 1950 à la fin des années 1960, il a piloté son propre label, Fonotone Record, qui publiait en 78-tours des enregistrements contemporains dans un registre old time music, parmi lesquels ses propres disques (en duo avec l’harmoniciste Oscar eyers, avec son Jolly Joe’s Jug Band, les Tennessee Mess Arounders, les Georgia Jokers  ou les Possum Holler Boys) et les premières faces de John Fahey (sous le nom de Blind Thomas). Un coffret rétrospectif, “Fonotone Records: Frederick, Maryland (1956-1969)”, est sorti en 2005 chez Dust-to-Digital. Un documentaire a été réalisé sur son parcours, Desperate Man Blues

Brooks Arthur (19??-2022)

Ingénieur du son, producteur, auteur-compositeur, patron de studio et pour finir consultant musical pour l’industrie cinématographique : Brooks Arthur n’a probablement pas beaucoup eu le temps de s’ennuyer ! Originaire de Brooklyn, il espère se lancer dans une carrière de chanteur, mais c’est comme ingénieur du son qu’il se fait remarquer au début des années 1960, enregistrant des tubes et des classiques comme My boyfriend’s back par les Angels,  Chapel of love des Dixie Cups et Leader of the pack des Shangri-Las. Il publie quelques disques sous son nom et écrit pour Erma Franklin, Gene McDaniels et les Fleetwoods.

À la fin des années 1960, il lance son studio, Century Sound Studios, où viennent enregistrer Billy Vera & Judy Clay, Yusef Lateef ou le Grateful Dead, et fait la transition vers un rôle de producteur pour Van Morrison, Astrud Gilberto, Janis Ian (avec qui il décroche le tube At seventeen), Dusty Springfield ainsi que son propre Brooks Arthur Ensemble. Il se spécialise aussi dans la production d’albums pour des comiques comme Robin Williams.

Au début des années 1970, il ouvre les 914 Sound Studios, fréquentés notamment par un Bruce Springsteen débutant. Dans les années 1980, il se lance dans une carrière cinématographique, contribuant en particulier aux bandes originales des films d’Adam Sandler et de la trilogie Karaté Kid. Ses différentes aventures lui ont valu 20 nominations aux Grammys (et trois victoires) et une aux Oscars…

Keith “Wonderboy” Johnson (1972-2022)

Originaire de Brooklyn, Keith Johnson se fait remarquer dès l’enfance avec les Spiritual Voices, le groupe de son père et de ses oncles, y gagnant son surnom d’ “enfant prodige”. Il lance sa carrière solo en 1998 avec l’album “Through The Storm” et le tube Hide behind the mountain et enchaîne ensuite les disques pour World Wide Gospel et Verity, décrochant six Stella Awards. Figure influente du format quartet, il publie en 2007 pour Malaco un album présentant les “Rising Stars Of Quartet” et se produit régulièrement. Son dernier album, “Keep Pushin’”, sort en 2018 sur Shanachie.

Loretta Lynn (1931-2022)

Figure légendaire de la country, Loretta Lynn a écrit une large partie de son répertoire, et ses chansons ont été reprises par des artistes soul, parmi lesquels Irene Reid, Tami Lynn, Tina Turner, June Edwards, Bill Brandon… 

James “Super” Wolfe (19??-2022)

Installé à Jackson, dans le Mississippi, pour ses études, James Wolfe se lance dès ce moment là dans une carrière d’animateur de radio, qui le conduit notamment au milieu des années 1980 à fonder la première station destinée à la communauté afro-américaine de la ville, WFKX. Marié en 1977 à Denise LaSalle, il accompagne sa carrière, co-signant plusieurs compositions avec elle, et participe à ses côtés à différents programmes sociaux locaux. Entre la fin des années 1970 et le début 1980, il contribue à la scène hip-hop naissante grâce à plusieurs singles sous le nom de Super-Wolf dont le petit classique Super-Wolf can do it, produit par LaSalle, qui après être sorti sur son propre label est repris sur Sugar Hill Records.

Douglas Kirkland (1934-2022)

Spécialisé dans le cinéma et auteur de quelques images iconiques – Marilyn Monroe, Charlie Chaplin… –, le photographe Douglas Kirkland a aussi immortalisé à plusieurs reprises Diana Ross – les couvertures des albums “The Boss”, “To Love Again” et “Why Do Fools Fall In Love”, et la photo intérieure de “Diana”, notamment – et ses images sont apparues sur les pochettes de disques de Switch, Michael Jackson, Herbie Hancock…

Ronnie Cuber (1941-2022)

Originaire de New York, le saxophoniste Ronnie Cuber se fait remarquer sur la scène jazz locale dès la fin des années 1950 et intègre au cours de la décennie suivante les groupes de Slide Hampton, Maynard Ferguson, George Benson, Lionel Hampton, Woody Herman, Lonnie Smith et Eddie Palmieri, avant de se lancer au milieu des années 1970 dans une carrière solo prolifique. Il devient en parallèle à la même période un musicien de studio “tout terrain” – de Frank Zappa à Bette Midler – très demandé, enregistrant notamment avec Idris Muhammad, Esther Phillips, l’Average White Band, Patti Austin, Cissy Houston,  Dr. John, Chaka Khan, Melba Moore, Marlena Shaw, Candi Staton, les Spinners, B.B. King, Chic, Luther Vandross, Don Blackman, Aretha Franklin, Eric Clapton, Kim Wilson, Incognito… 

Art Laboe (1925-2022)

Originaire de Salt Lake City, Arthur Egnoian suit ses parents en Californie à l’adolescence. Dès les années 1940, il s’impose dans le milieu de la radio sous le pseudonyme plus “américain” d’Art Laboe et devient dans le courant des années 1950 un des principaux activistes de la scène rock ‘n’ roll et rhythm and blues locale. Ses soirées dansantes, ouvertes à tous les adolescents, font partie des premiers évènements non ségrégués de Californie. À la fin de la décennie, il lance son label, Original Sound, qui se spécialise dans les “oldies”. Il est à l’origine de l’expression “oldies but goodies”, titre d’une compilation qu’il publie en 1959 avec des titres – encore relativement récents – d’artistes comme Etta James ou Shirley & Lee. Le label produit également des enregistrements contemporains, parmi lesquels ceux de Dyke & The Blazers. Il continuait jusqu’à la veille de son décès à animer son émission de radio.

Anita Kerr (1927-2022)

Originaire de Memphis, c’est à Nashville qu’Anita Kerr commence sa carrière de chanteuse et de cheffe de chœur à la fin des années 1940, d’abord à la radio puis en studio, en particulier aux côtés d’artistes country comme Red Foley, Eddy Arnold, Ernest Tubb ou Patsy Cline. À partir de la fin des années 1950, les Anita Kerr Singers enregistrent sous leur propre nom, avec en particulier un album dédié au répertoire de Ray Charles, “The Genius In Harmony”. Au milieu des années 1960, Kerr quitte Nashville pour Los Angeles, où elle fonde un nouvel ensemble vocal et continue à travailler en studio, avant de s’installer en Suisse au début des années 1970 où elle poursuit son activité. Si elle a essentiellement enregistré – comme chanteuse, mais aussi comme productrice – avec des artistes country et pop, elle a aussi collaboré, dès les années 1950, avec Esther Phillips, Rosetta Tharpe, Carla Thomas, Bobby Bland… 

Joyce Sims (1959-2022)

Originaire de Rochester, Joyce Sims suit des études de musique avant de signer avec Sleeping Bag Records, un label cofondé par le producteur Arthur Russell, au milieu des années 1980. Si ses premiers singles lui permettent de se faire remarquer dans les classements R&B et dance, c’est Come into my life, qu’elle a écrit, qui devient son plus grand tube en 1987, atteignant la 10e place du hit-parade R&B. Si d’autres titres connaissent une certaine réussite (notamment sa version de Love makes a woman, produite par ses soins, en duo avec Jimmy Castor), elle ne retrouve pas le même niveau de succès et n’enregistre que ponctuellement à partir des années 1990, se produisant néanmoins très régulièrement sur le circuit de la nostalgie, notamment en Grande-Bretagne. 

Andy McKaie (19??-2022)

Après des débuts dans la presse musicale – Rolling Stone, Crawdaddy, Creem… –, Andy McKaie passe du côté de l’industrie musicale, travaillant en particulier sur les programmes de réédition de MCA puis d’Universal. Il joue en particulier un rôle majeur dans les premières rééditions en CD du catalogue Chess dans les années 1980 – les légendaires “Chess Box” de Muddy Waters, Little Walter, Willie Dixon, Chuck Berry, Howlin’ Wolf… – puis dans les différentes anthologies consacrées au label à la fin des années 1990, ainsi qu’à la série de compilations qui accompagne la série de films autour du blues produits par Marvin Scorcese. Il est à l’origine de la série de compilations à prix réduit “20th Century Masters/Millennium Collection”. Dans les années 2000, il est impliqué dans la série d’intégrales – Chuck Berry, Bo Diddley, Little Walter… – proposée par Hip-O Select. Il contribue également à la préparation de deux albums de duos de B.B. King, “Blues Summit” et “80”. Au total, il a remporté quatre Grammys en tant que producteur dans la catégorie des rééditions.

Textes : Frédéric Adrian

Bettye CrutcherBrooks ArthurFrédéric AdrianIvy Joe HunterJoe BussardMarty SammonRobert Gordy