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Live reports / 09.07.2011

Gent Jazz (soirée blues)


B.B. King

Depuis dix ans déjà la ville de Gand en Flandre orientale organise un festival de jazz de longue durée, mais ne démarrant chaque fois que vers les six heures du soir. Sur l’affiche 2011 on lit des noms prestigieux comme Sonny Rollins, Terence Blanchard, Dianne Reeves, Philip Catherine, mais aussi des dérogations comme la soul de Raphael Saadiq ou le rock d’Absynthe Minded. Autre dérogation, on a intercalé cette année-ci une journée de blues au sens large : en vedette, B.B. King, puis Mavis Staples et son groupe de gospel-soul, et en intro un trio de R&B funky plutôt original : Steven De Bruyn aux harmonicas, Roland à la guitare et Tony Gyselinck à la batterie.

 Commençons par ce trio de gloires “locales”, quoique le batteur ait déjà prouvé ses dons sur les scènes internationales, dès 1981, comme pilier de l’orchestre de jazz de la BRT. Pendant tout ce concert, c’est lui qui a assuré la stabilité de l’ensemble, prouesse appréciable quand il s’agit de soutenir des individualistes comme Steven et Roland. On connaît Steven De Bruyn surtout depuis ses débuts comme co-leader d’El Fish, au milieu des années 1990. Sa virtuosité instrumentale s’est encore accrue, son énergie est tout à fait stupéfiante, l’incitant à danser en rond et à sauter sur place tout en soufflant dans ses joujoux, et cela tout au long de ce show. Il fait parler son harmonica, au sens propre, il le fait vociférer dans My baby don’t care de Nina Simone, joue l’homme-orchestre grâce à son looper, engin qui répète ses phrases pour lui servir de background pendant ses solos, varie ses sonorités, jouant même d’un harmonica basse assez impressionnant. Il joue de la guitare aussi, chante quelques compositions à lui, invite Roland à des duos chantés et instrumentaux. Roland, le vieux rockeur et poète nomade, qu’on apprécie en solo et quand il y va de sa voix graveleuse, qu’il interprète le blues classique ou des ballades de Bob Dylan, ce Roland-là a un accent d’authenticité. Mais quand il se risque en duo avec Steven, ce phénomène sautillant et pétant la jeunesse, l’accord n’est pas évident. Roland fait des fautes de mise en place, le timing a des manques, il a tendance à faire un peu n’importe quoi, c’est parfois le chaos.

Ce qui ajoute à cette mise en mineur de notre joie, c’est l’introduction de tous ces engins électroniques. Ce looper déjà mentionné, qui fait regretter de vrais musiciens, cet omnichord de Steven, aux sons stridents, ces engins à effets déformants, cette espèce de clavier qui s’unit à la guitare de Roland, « pour imiter l’orgue de Jimmy Smith » (sic !), restons sérieux, assez de surenchères sonores aux gains musicaux minimalistes ! Même le batteur n’a pas voulu être en reste et a ajouté parmi ses cymbales une tablette électronique déformante.

 
Steven De Bruyn, Roland et Tony Gyselinck

Le groupe de Mavis Staples, ensuite, a eu l’effet d’une bouffée d’air frais. Du chant pur, sans clics ni effets sonores, de l’expressivité naturelle, des instruments qui sonnent comme on les souhaite. Et une énergie tellement plus efficace, plus sensée, tout au service d’un message de foi et d’optimisme. Mavis, vocalement bien appuyée par sa sœur Yvonne, la nouvelle venue Vicki Randle et le baryton Donny Gerrard, et instrumentalement par le batteur Stephen Hodges, le guitariste Rick Holmstrom et le bassiste Jeff Turmes, n’eut aucun mal à transformer ce chapiteau comble en une église gospel. Sa force, c’est cet air de sincérité dans tout ce qu’elle fait et dit. On ne résiste pas à ses invitations. Le public répondait au quart de tour. Il suffisait à Mavis d’adresser quelques paroles senties et convaincues à la foule, d’accélérer un peu le débit, et ce preaching devenait si intense qu’on sentait vibrer l’auditoire. Elle a l’art d’enthousiasmer son public par la seule répétition d’une phrase, voire d’un mot. Cet art de l’intensification irrésistible s’étend à son phrasé de chanteuse. Sa technique vocale est impressionnante, nourrie pour une bonne part de l’exemple de Mahalia Jackson, son idole (son CD “Spirituals & Gospels” de 1996, avec Lucky Peterson, est dédié à Mahalia). Elle fait ressortir chaque mot, l’accompagne de mélismes inspirés, emploie tout son corps comme résonateur, amplifiant les sons, alternant avec facilité le grave et l’aigu (qu’elle veut parfois éraillé, pour plus d’expressivité). Elle a cet art du chant à bouche fermée, qui n’est pas le moaning des chanteuses de blues (Ma Rainey, Bessie Smith…) mais plutôt le humming de Blind Willie Johnson (Dark was the night), et qui vous donne la chair de poule. Et soit dit en passant, Turmes le bassiste sortit tout à coup, vers la fin, sa guitare à bottleneck pour jouer un solo tout à fait dans le style de Blind Willie. Etonnant !
Non moins surprenante, cette intelligence musicale du guitariste Holmstrom
. Chez ce musicien sobre mais puissant, on percevait, dès le début, des échos de country & western, mais dans ses solos et duos avec Mavis, on l’admirait pour son attention à chaque note, choisie comme si elle était la seule indispensable. Choix qui ravissait visiblement Mavis. Elle lui permit, avant la finale, une prestation purement instrumentale : rien que lui, le bassiste et le batteur.
Malheureusement, ce long, trop long solo sur ce tempo douloureusement lent ne tint pas ses promesses. La sobriété était devenue indigence, il lui manquait sans doute la tension intérieure de Mavis, consolidant le tout. Elle reprit les rênes pour les deux derniers morceaux, dont un I’ll take you there
à suspense qui fit chanter en chœur tout le chapiteau.

 
Mavis Staples


Vicki Randle, Donny Gerrard, Yvonne Staples, Rick Holmstrom et Mavis Staples


Donny Gerrard, Yvonne Staples, Rick Holmstrom et Mavis Staples

Cette ambiance de fête ne dura pas, du moins pour nous. Il y avait de l’électricité dans l’air pour B.B. King, le public était conquis à l’avance. Les musiciens attisaient son impatience par deux morceaux bruyants sans chef, une succession de solos par chacun des deux trompettistes, les deux saxes et le baryton. Il y avait quelques années déjà que nous n’avions plus vu le King, ayant raté son premier concert à Gand deux ans auparavant. Première surprise : où était la discipline vestimentaire de naguère, la tenue sur scène ? Première irritation : était-ce la faute de la sono, qui avait pourtant été exemplaire toute cette journée, que cet orchestre,  ou plutôt ce groupe, sonnait si mal ? Ou avaient-ils apporté leur propre sono ? Toujours est-il que les décibels noyaient tout et que les aigus sortaient outrageusement exagérés, au point que les saxes – et le baryton ! – sonnaient comme des trompettes. Heureusement, tout se calma quand B.B. fit son entrée. Il alla s’asseoir aussitôt, regarda jouer ses musiciens et se mit longuement à les présenter au public. Il était clair qu’il voulait gagner du temps, et pour cela bavarder avec les gens par exemple. Ayant repéré un jeune petit gars dans les premiers rangs, « son ami », il se mit à lui jeter de ses plectres. Quand il se décida enfin à chanter, ce fut pour un vocal parlé, « ‘cause I need you ». L’orchestre enchaîna sur Everyday I have the blues, sur un bon tempo moyen-vif. Le chant de B.B. n’avait pas perdu de sa force, mais on attendait toujours qu’il jouât de sa guitare. Il entama un duo avec le batteur, mais comme celui-ci le faisait un peu trop bien B.B. arrêta la machine. « You want to cut me ? », lui lança-t-il avançant une lippe boudeuse. Il répéta plusieurs fois cette question, faisant la moue et prenant longuement le public à témoin. Pour finir le morceau, il fit entendre encore quelques notes de guitare éparses, deux ou trois bien vibrées, enchanteresses, et les autres assez frustes. Le beau son de Lucille nous ravit encore un peu pendant Key to the Highway, surtout chanté, mais se tut pendant Two white horses in line. Vint alors ce qui avait toujours été le plat de résistance des tournées du King : le Rock me baby tant attendu, dès l’annonce fêté par le public. L’orchestre le jouait bien, avec ce tempo bien balancé, tremplin idéal pour le chant et la guitare de B.B. Hélas, celui-ci invita plutôt le public à chanter à sa place. On ne se fit pas prier, et B.B. de se montrer très satisfait, par moult gestes et sourires. Quelques notes de guitare pour terminer, et tant pis pour nous. Pour récupérer un peu, B.B. appela sur scène ses vieilles amies Mavis et Yvonne Staples. Elles ne se firent pas prier, vinrent embrasser et chouchouter le maître, puis un à un tous les musiciens. Le public se montrait ravi, survolté, mais cet engouement ne fut pas récompensé par quelque duo improvisé : les sœurs Staples rejoignirent les coulisses. B.B. attaqua The thrill is gone en douceur, créant un excellent tempo moyen-lent, chantant un chorus et recommençant, hélas ! à bavarder avec le public. Le morceau se mua en When the saints, pendant lequel B.B. se leva pour jeter ses plectres à la ronde. Sans arpenter la scène, comme il le faisait jadis, et sans trop insister. Il était temps de partir, un quart d’heure avant la durée stipulée au contrat, nous laissant sur notre faim, réellement frustrés. Bien sûr, B.B. King a 86 ans, il ne fallait pas s’attendre à des étincelles. Mais si on pouvait s’imaginer une baisse de tonus vocal, due au grand âge, ce quasi-bannissement de la guitare nous laissa perplexes, et déçus. The thrill is gone, hélas oui.
André Fonteyne
Photos © Bruno Bollaert [volume12.net]


B.B. King