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Brèves / 26.10.2017

Fats Domino (1928-2017)

Si une forme de R&B spécifique à La Nouvelle-Orléans a pu émerger au début des années 1950 et engendrer un mouvement toujours créatif de nos jours, c'est sans doute à Fats Domino qu'on la doit. Véritable symbole de New Orleans et longtemps son ambassadeur le plus emblématique, il vient de s'éteindre, le 24 octobre, à l'âge de 89 ans. Retour sur une carrière exceptionnelle et une personnalité attachante.

Antoine Dominique Domino Jr naît le 26 février 1928 dans une famille nombreuse, créole et catholique. Timide et réservé, il se réfugie dans la musique et tape sur un piano de récupération dont un beau-frère musicien lui apprend les rudiments. À 11 ans, il travaille en usine tout en écoutant des disques de blues et de boogie avec une préférence pour Meade Lux Lewis, Pete Johnson, Amos Milburn ou Louis Jordan. À 14 ans, il joue dans les bars en petite formation où il est vite présenté comme Fats Domino, un surnom renvoyant à Fats Waller ou Fats Pichon, ce qui n'est pas pour lui déplaire. Associé au bassiste Billy Diamond, sa notoriété grandit encore, au point d'attirer l'attention de Dave Bartholomew, trompettiste et chef d'orchestre et surtout recruteur pour les disques Imperial. À la fin 1949, il enregistre pour la première fois dans le J&M Studio de Cosimo Matassa sur Rampart Street. Un lieu qu'il contribuera à rendre mythique, y gravant la quasi-totalité de son œuvre, jusqu'en 1963. Curieusement, il enregistre ce jour-là Detroit City blues, mais aussi The fat man, avec une solide partie de piano boogie, des vocalises évoquant une trompette bouchée et une assise rythmique robuste, un titre qui lui assure une popularité immédiate.

 


Fats Domino, Dave Bartholomew © DR

 

Il y est entouré des musiciens de Bartholomew, dont les saxophonistes Herb Hardesty, Clarence Hall et Alvin “Red” Tyler, le guitariste Ernest McLean, et le bassiste Frank Fields qui deviendront des piliers de son orchestre, avec aussi Lee Allen au ténor et Cornelius Coleman à la batterie qui apparaîtront un peu plus tard. Pour l'heure, il faut capitaliser sur le succès de The fat man, et d'autres séances vont s'enchaîner, produisant de nouvelles réussites : le beau blues lent Every night about this time en 1950, avec ses fameux triolets, Goin' home qui se classe numéro 1 dans les charts R&B, mais aussi numéro 30 au palmarès pop. Le crossover dès 1952 ! Mardi gras in New Orleans (emprunté à Professor Longhair), Ain't that a shame, I'm walkin', Blue Monday, The big beat, Blueberry hill… les succès se suivent alors que monte la vague du rock and roll. Il est bien sûr assimilé au mouvement, même si sa carrière a commencé bien avant, dans la mouvance du rhythm and blues noir des Amos Milburn, Roy Brown et autres Wynonie Harris. Outre la permanence de ses disques dans les hit-parades, Fats Domino renvoie une image bien éloignée de l'exubérance d'Elvis Presley (au début !), de Little Richard ou de Jerry Lee Lewis. Même s'il est noir, sa rondeur bon enfant rassure l'Amérique blanche !

 


© DR

 

À La Nouvelle-Orléans, son influence est forcément immense et ses émules abondent, comme Smiley Lewis, Frankie Ford, Lloyd Price (qu'il accompagne au piano sur Lawdy Miss Clawdy), Larry Williams… Une influence d'autant plus patente que ce sont ses musiciens qui, lorsqu'ils ne sont pas en tournée, accompagnent la presque totalité des vocalistes néo-orléanais dans l'incontournable studio de Cosimo Matassa.

Avec les années 1960, la consécration va s'étendre à l'Europe. En 1962, un an après Ray Charles, il est à l'affiche du festival d'Antibes. En octobre de la même année, c'est le Palais des sports de Paris qui l'accueille. Certes, ses nouveaux disques sur ABC Paramount à partir de 1963, puis Mercury en 1965, n'ont plus le même impact, mais les tournées incessantes entretiennent la flamme, avant qu'elles ne s'espacent comme les enregistrements. Son dernier succès notable sera une reprise (sur Reprise justement !) du Lady Madonna des Beatles. Juste retour des choses, puisque Paul McCartney n'a jamais caché son admiration pour le Fat Man dont il avait repris trois titres.

 

 

Vient l'heure des honneurs (intronisation au Rock & Roll Hall of Fame, Grammy Lifetime Achievement Award, réception à la Maison Blanche…), ponctuée par quelques apparitions aussi rares que précieuses, comme au Jazz Fest de sa ville ou à l'hôtel Méridien de Paris. Malgré sa gloire et (on l'espère) sa fortune, Fats Domino n'a jamais quitté La Nouvelle Orléans, ni même le quartier pauvre du Lower 9th Ward. Le manoir qu'il y a fait édifier au 1208 Caffin Avenue est vite devenu une attraction touristique, et il n'était pas rare qu'il accueille lui-même les fans venus frapper à sa porte, avec cette gentillesse et cette simplicité qui le caractérisaient. C'est là qu'il vécut l'enfer de l'ouragan Katrina le 29 août 2005 et qu'il fut évacué avec sa femme et toute sa famille. Après avoir passé quelques mois chez un de ses enfants, au Texas, il se fit construire une nouvelle maison, de l'autre côté du Mississippi, à Harvey. Ce sera sa dernière demeure.

 


Antibes, 1er juillet 1987 © Jean Olivier

 


North Sea Jazz Fest, La Haye, Pays-Bas, 1985 © Tano Ro

 


Henry Gray, Fats Domino, Liège, 10 mars 1977
© Robert Sacré

 


New Orleans Jazz & Heritage Festival, 1993
© Stéphane Colin

 


Avec Jimmy Moliere, New Orleans Jazz & Heritage Festival, 1993 © Stéphane Colin

 

Si le beau coffret de huit CD que lui consacra Bear Family en 1994, réunissant la totalité de ses faces Imperial, n'est plus disponible, il y a toujours au catalogue allemand la bonne anthologie “Fats Rocks” (33 titres). Ace Records a aussi publié cinq excellents volumes des “Imperial Singles” et Frémeaux & Associés vient tout juste de sortir une copieuse anthologie en six CD : “The Indispensable – 1949-1962”. Dans tous les cas, s'agissant des faces Imperial, l'auditeur a l'assurance d'entendre un artiste majeur, merveilleux pianiste et chanteur, qui, en tandem avec Dave Bartholomew, a créé une des musiques les plus réjouissantes du XXe siècle. Pas moins !

Jacques Périn

 


 © Brian Smith

 


Al Hirt's Club sur Bourbon Street, New Orleans, 1966
© Jean-Pierre Bruneau