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Hommages / 08.06.2019

Dr. John, 1941-2019

Such a night et Haut-Brion

Certes Such a night est la chanson d’enterrement par excellence tout à la fois immortelle, instantanée et digne du meilleur surplace néo-orléanais, mais on aurait bien aimé passer son tour pour l’occasion. On reste un peu figé devant les premiers rest in peace de la toile. Un Good Doctor de gold et de feu ne meurt jamais. La sidération de l’annonce est à la hauteur du piédestal. Et dire qu’à la “pertinente” question plutôt Stones ou Beatles, on avait toujours eu envie de répondre Dr. John et Allen Toussaint ! Les deux se sont fait la malle. Il ne reste que les souvenirs.

2007 au Mardi Gras. L’oncle Charlie nous avait amené en voiture dans le French Quarter. Charlie Miller en conduite à New Orleans… Se garer sur Decatur Street devenait une entreprise mais on s’en fichait, on était heureux. Ce soir-là, le Lower 911 accompagnait Mac Rebennack au House of Blues et Charlie poussait sa trompette pour une des dernières fois avec son ami d’enfance. En backstage d’avant show, on se remémorait les souvenirs du vieux compagnon égrenés dans un français appliqué. Une capacité commune à se faire lourder des écoles jésuites, les premiers morceaux à la guitare, Storm warning de l’époque Mac Rebennac où le jeune et pas encore Doctor ni pianiste faisait trembler le son électrique, la période AFO avec I know de Barbara Georges, les départs de New Orleans pour “causes toxiques”, les disques Atlantic sur la Côte Ouest avec les autres exilés louisianais, la création du personnage de Dr. John, le retour à New Orleans, la réactivation de carrière des années 1980, les sessions Parlophone, les tournées, les Jazz Fest…

New Orleans, 2005. © Stéphane Colin
David Barard, John Fohl, Dr. John, Herman Ernest. © DR

À chaque anecdote, un musicien passait la tête ajoutant un zeste de piment. Du guitariste liane John Fohl au batteur mentor Herman Ernest en passant par un saxophoniste fleuri des studios de Cosimo Matassa ou le slap de pouce du bassiste David Barard, c’était tout un monde créole, hybride et foutraque, qui prenait vie là. Plus tard après le show, on se retrouvera à trois au fond du bus de tournée devant le House of Blues. La clim fonctionnait à plein, mais la voix décalée et traînante du Doctor réchauffait l’atmosphère. Les histoires devenaient contes et légendes. Les anecdotes sur les chanteurs Joe Barry et Jimmy Donley, les années prisons avec le saxophoniste de Ray Charles Don Wilkerson viraient à la chanson de geste. Un moyen-âge louisianais reprenait vie dessinant les contours d’une histoire plurielle de la ville.

Avec Bobby Bland, Ann Arbor, 1972. © Emmanuel Choisnel

L’icône de la Church of Voodoo and Witchcraft incarnait toutes les musiques de La Nouvelle-Orléans. Plus qu’un autre, il embrassait les styles de la cité pour transcender le crossover et en faire son monde propre. À l’heure du premier second line hommage mené par James Andrew, l’idée d’un “best out” corrobore la gamme de l’éventail, lui fait prendre corps. Du morceau de Jelly Roll Morton Winnin boy blues sur un disque du Preservation Hall au Nouveau swing de Donald Harrison matinée de Mardi Gras Indians pour Hu ta nay, des “Skiffle Sessions” avec Lonnie Donegan et Van Morrisson (Goin’ home) au I got a woman avec John Scofield, du It’s all over now avec le Dirty Dozen Brass Band à The push I need avec Shemekia Copeland, les racines creusent en profondeur, se mélangent pour mieux se séparer et essaimer.

On écoutera Mobile bay avec un solo d’alto d’Hank Crawford à faire pleurer le lac Ponchartrin avant de mettre bout à bout deux versions de Please send me someone to love, l’une chantée par Odetta, l’autre par Aaron Neville et le sax de Charles Neville pour subodorer la fragilité commune. Un fil du rasoir qui suit la fleur de peau.

Dès lors, la trompette d’ange Gabriel de Terrence Blanchard sur Rain pourra faire office d’ultime testament, de dernier souffle avant le cœur brisé. Life is a one way ticket, le vieux classique de Cousin Joe repris en son temps avec Art Blakey y résonnera avec une force de caisse claire hors du temps. Le grand Zombie d’I walk on guilded splinters traversera le feu et volera à travers la fumée. Il marchera sur les braises ardentes avec le Roi des Zoulous avant de retrouver le Bayou Maharajah (James Booker) et Professor Longhair. Devant sa Rolls, Allen Toussaint jouera Such a night pendant que le Night Tripper chantera un verre de Haut-Brion à la main.

Texte : Stéphane Colin

Avec David Barard, New Orleans, 1980. © Stéphane Colin
New Orleans, 1991. © Stéphane Colin
Paris, 1994. © Jacques Périn
New Orleans, 2005. © Stéphane Colin
Avec David Barard, New Orleans, 2005. © Stéphane Colin
2012. © DR
Charlie MillerDr. Johnnew orleansStéphane Colin