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Interviews / 18.06.2020

Déconfinement blues : du côté des tourneurs

Dans le bouleversement qu’ont connu nos vies ces derniers mois, le secteur culturel, et notamment celui de la musique, a été particulièrement affecté : suspension des concerts, décalage des sorties de disques… Si les premières étapes d’un retour à la normale apparaissent, avec la réouverture de quelques lieux de concerts, celui-ci sera forcément très progressif, et la saison estivale, habituellement marquée par de nombreux événements festivaliers, est d’ores et déjà quasiment réduite à néant.

Au-delà de l’impact sur les spectateurs, privés du contact physique avec la musique, cette situation a aussi des conséquences économiques sur l’ensemble des acteurs du secteur : artistes et techniciens, bien sûr – pas toujours couverts par l’intermittence –, mais aussi festivals, salles, clubs et tourneurs. Sans surprise, le secteur du blues et de la soul, parent pauvre habituel de la vie culturelle française, est particulièrement exposé, du fait de la taille parfois modeste de ses structures et de sa faible visibilité médiatique. Soul Bag a voulu en savoir plus en interrogeant quelques-uns des acteurs du secteur, du côté des tourneurs et des clubs.

Du coté des tourneurs, les annonces successives des 13 et 16 mars – interdiction des rassemblements de plus de cent personnes puis confinement –, ont eu des conséquences immédiates. Pour Aurélie Roquet, de On The Road Again, la nouvelle a été brutale : « Ce vendredi 13, je revenais juste au bureau après déjeuner, quand j’ai reçu un message sur Facebook m’annonçant que les jauges de plus de 100 personnes étaient interdites. Presque aussitôt, ça a été le marasme, les messages et les appels sont arrivés en pagaille, des artistes en larmes sur Messenger et Whatsapp, à l’idée de perdre les concerts, des programmateurs en panique au téléphone… On avait Kaz Hawkins en concert le lendemain sur le festival Jazz à Toute Heure, il fallait donc surtout gérer cette urgence immédiate. Au final, après avoir trouvé un accord avec le festival pour organiser le concert en deux fois, les musiciens nous ont fait part de leur inquiétude à l’idée de se retrouver coincés en quarantaine, sans parler du risque de contaminer leurs familles. Tout le monde a compris leurs angoisses, on a fini par annuler et reporter sur 2021. » Néanmoins, quelques démarches avaient pu être anticipées les jours précédents : « Aussitôt que les interdictions de rassemblements pour les jauges de 5 000, puis de 1 000 personnes, ont été annoncées, notre super chargée de prod, Marie, a mis en standby les réservations de billets d’avion, de train, hôtels… qui pouvaient l’être, afin de limiter la casse sur les dépenses. Côté booking, on a également fait le point sur les dispos des groupes européens, car on pressentait que les artistes US ne pourraient peut-être pas venir comme prévu. »

Pascal Delmas de Bluz Track a lui été surpris en pleine tournée avec le guitariste Jonn Del Toro Richardson, accompagné d’Eric Demmer et Victor Puertas : « Nous suivions l’évolution des événements sur les réseaux sociaux mais aussi au travers des contacts que les artistes avaient avec leur famille en Espagne et aux États-Unis. La fréquentation des concerts sur la fin de la tournée était en chute libre, la dernière date a été annulée et nous avons anticipé le retour de Jonn et Eric au Texas car nous sentions bien que les choses étaient en train de s’accélérer. Un peu étrange de finir une tournée de cette manière : quand on a passé trois semaines sur la route, la dernière date est souvent une célébration… »

Pour Fabrice Bessouat, de Soul Shot, il a fallu réagir rapidement : « La première tournée européenne de King Solomon Hicks devait commencer le 14 mars. Dès les annulations des festivals en Hollande, j’ai appelé son manager. Hicks se trouvait déjà en Espagne. Cela nous a permis de décider ensemble d’annuler la tournée au vu de la situation et lui et son bassiste manager ont pu alors rentrer à New York juste avant la fermeture des aéroports. » 

“Dès le premier jour de confinement, j’ai établi un prévisionnel financier tablant sur une annulation des tournées jusqu’à fin juin, puis fin mars j’ai repoussé les projections à fin août.

Aurélie Roquet (On The Road Again)
Pascal Delmas, Fabrice Bessouat, Aurélie Roquet avec Jimmy Johnson. © DR

Après la réaction immédiate, il a fallu penser à l’avenir. Du côté d’Aurélie Roquet : « Même encore mi-avril, certains amis musiciens pensaient pouvoir refaire des concerts avant l’été. Pour ma part, dès le premier jour de confinement, j’ai établi un prévisionnel financier tablant sur une annulation des tournées jusqu’à fin juin, puis fin mars j’ai repoussé les projections à fin août. Cette anticipation sur l’été a parfois été prise pour du défaitisme, mais c’est en fait probablement ce qui a permis d’entamer très tôt des démarches utiles pour la survie de l’entreprise. » Chez Bluz Track aussi, il a fallu agir rapidement : « Nous devions enchaîner sur une tournée avec Johnny Sansone, un artiste qu’on adore et avec qui on avait hâte de mettre des choses en place : 18 mois de travail qui s’effondrent et puis les remboursements de billets d’avion, les tentatives de report qui tombent à l’eau… » 

Au-delà de l’impact individuel du confinement (« C’est très étrange d’allumer l’ordinateur le matin, mais sans savoir si on doit ou non envoyer une newsletter pour tel album qui sort bientôt, continuer le booking d’une tournée ou attendre que ça se tasse – au risque de passer à côté d’un truc, ou que ses artistes soient “oubliés” dans les programmations en cours. On ne sait pas non plus si “en face” les gens travaillent, ou sont en chômage partiel, ou peut-être malades… », raconte Aurélie Roquet), les trois structures ont pu bénéficier, à des niveaux divers et en fonction des spécifiés de chacune, des différents dispositifs d’aide publique : intermittence, chômage partiel, fonds de solidarité destiné aux TPE…

La question de la durée de ces aides, mais aussi de leur mode de répartition, se pose néanmoins pour Aurélie Roquet : « L’idéal serait que certaines aides puissent être maintenues, même a minima, jusqu’à la première tournée qui pourra avoir lieu. Mais on voit bien que les dernières annonces vont dans le sens d’un désengagement rapide de l’État, qui ne pourra pas mettre plus longtemps la main au porte-monnaie. Autant on reste dans le flou sur les conditions de reprise pour le secteur culturel, autant il faut admettre que les aides étatiques ont été mises en place rapidement et massivement, d’un point de vue global, avec des procédures en ligne ultra simplifiées et efficaces. En revanche, les intermédiaires institutionnels se font beaucoup tirer l’oreille pour redistribuer les fonds reçus aux structures qui en ont réellement et urgemment besoin, et c’est surtout ça qui risque de mettre un paquet d’entreprises et d’associations employeuses au tapis dans les mois qui viennent. Un peu de bonne foi et de bonne volonté de la part des banques serait aussi bienvenues, mais c’est sans doute beaucoup demander. »

Les différentes structures ont aussi pu compter, dans certains cas, sur la solidarité entre acteurs de la scène française blues et soul : « Il y a de la solidarité venant de quelques directeurs artistiques qui ont fait leur maximum pour nous soutenir et nous simplifier la tâche sur les reports, voire poser des options pour de nouveaux concerts, comme Michel Rolland (Cognac Blues Passions), Robert Mauriès (Cahors Blues Festival), Paul Moulènes (La Traverse), Christian Maugein (Centre Paul B) ou encore Laurent Bourdier (Le Buis Blues Festival). Et puis, il y a bien sûr des petites et grandes déceptions, comme à chaque fois que survient une difficulté dans la vie, en fait. Comme on dit, c’est là qu’on découvre ses vrais amis… Des concerts annulés sans même chercher une possibilité de report, des concerts qu’on découvre annulés sur les réseaux sociaux… Des cas heureusement isolés, qui ne méritent pas qu’on perde du temps ou de l’énergie dessus. », raconte Aurélie Roquet.

Aujourd’hui, ces musiciens qui vivent par et pour leur art, se retrouvent sans aucun revenu, et pour la plupart sans aucune aide financière publique, en particulier les musiciens américains.

Fabrice Bessouat (Soul Shot)
Alabama Mike (Soul Shot). © DR

Parmi les dispositifs spécifiques mis en place pendant le confinement, il y a eu “Spotlight”, soutenue par Soul Bag et à laquelle ont participé les trois tourneurs interrogés ici, qui a permis la mise en valeur de certains artistes sur les réseaux sociaux. Comme le rappelle Fabrice Bessouat : « Aujourd’hui, ces musiciens qui vivent par et pour leur art, se retrouvent sans aucun revenu, et pour la plupart sans aucune aide financière publique, en particulier les musiciens américains. Pas de concerts, cela veut dire évidemment pas de cachets, mais aussi pas de ventes de merchandising, et plus loin dans le temps, des droits d’auteur réduits à peau de chagrin. Nous ne pouvons plus temporairement faire tourner ces artistes qui apportent du bonheur au public, mais nous pouvons tous les aider à traverser cette période difficile. »

Pour l’avenir, le temps est encore largement aux questions, faute de visibilité sur les prochains mois (comme l’explique Fabrice Bessouat : « Au vue de la situation aux Etats-Unis, je ne peux toujours pas envisager de pouvoir faire venir un des artistes Soul Shot en Europe d’ici fin août 2020. »), mais aussi à la recherche de réponses pérennes si la situation se prolonge. Pour Aurélie Roquet : « On a posé quelques “plans B” avec des groupes européens comme Thorbjørn Risager ou Kaz Hawkins, au cas où les artistes US ne pourraient toujours pas voyager en novembre ou décembre. Certains programmateurs tablent sur des groupes français et/ou des formations plus petites donc moins chères pour des jauges réduites. J’aimerais me dire que c’est une bonne nouvelle, car il faut bien dire les choses, on s’est ramassé en beauté ces dernières années à chaque fois qu’on a proposé des one man band, des duos, ou des groupes français blues & soul. Si la situation actuelle permet à ces musiciens de faire une belle fin d’année, et peut-être obtenir une reconnaissance qui ne soit pas seulement utilitariste et temporaire, ce serait alors une bonne évolution. Notre plus grosse difficulté actuelle, en tant que tourneur, n’est pas la logistique, qu’on sait mettre en place très rapidement, mais la promotion. Les salles et les festivals qui accueillent nos artistes ont besoin de pouvoir créer les visuels, imprimer les plaquettes, mettre à jour les sites web et les billetteries, en bref communiquer sur leur programmation plusieurs mois à l’avance, afin que les gens achètent leurs places. En gros, ce travail devrait se faire maintenant. Or, en l’état actuel, tout cette préparation est impossible à mettre en route tant qu’on n’a pas la garantie que les tournées prévues avec les artistes internationaux pourront avoir lieu. Donc, certains organisateurs attendent le dernier moment, la plupart espère avancer enfin d’ici la fin de l’été, d’autres renoncent à tout concert dès maintenant, d’autres encore changent leur programmation. Chacun fait comme il peut avec ses ressources, et on va surtout devoir faire preuve d’une grande capacité d’endurance et d’adaptation pour passer ce nouveau cap “post-confinement”. »

La reprise va être lente mais on sent bien une tendance forte au retour de la musique live,

Pascal Delmas (Bluz Track)
Slam Allen (Bluz Tracks). © DR

Pascal Delmas, de son côté, est plus optimiste : « La reprise va être lente mais on sent bien une tendance forte au retour de la musique live, les prestations en plein air cet été vont faciliter la mise en œuvre du cahier des charges sanitaires et Bluz Track compte bien être en mesure d’organiser une soirée le 25 Juillet, des retrouvailles avec la scène dont nous avons tous besoin. La prochaine grosse tournée sera au mois de novembre 2020 avec la venue de l’incroyable Slam Allen, nous avons hâte de présenter cet artiste, qui a tourné aux côtés de James Cotton, au public français. »

Dans les prochains mois, l’ensemble des tourneurs évoquent la nécessité, au-delà des questions financières d’un soutien “militant” du public – Pascal Delmas lance un appel aux adhérents et aux bénévoles pour rejoindre Bluz Track, qui est une structure associative –, mais aussi du côté des différents médias musicaux afin d’assurer une visibilité du secteur. Comme le dit Aurélie Roquet : «  Force est de constater, comme on dit, que Soul Bag, sans flagornerie aucune, est resté actif pendant toute cette période compliquée. J’espère que d’autres médias spécialisés suivront l’exemple d’ici la rentrée, car on a tous besoin les uns des autres si on veut espérer revoir dans un avenir proche des groupes de blues sur une scène française ! »

Texte et propos recueillis par Frédéric Adrian
Photo d’ouverture : Tasha Taylor (On The Road Again) © DR

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