;
Hommages / 06.05.2023

Chris Strachwitz (1931-2023)

Il n’est pas excessif de considérer que, sans l’action de Chris Strachwitz, notre connaissance du blues ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Avec quelques autres – Bob Koester et Delmark, Moses Asch et Folkways, les frères Solomon et Vanguard… –, le fondateur d’Arhoolie a contribué à préserver la vie discographique, à l’écart des circuits commerciaux classiques, d’un genre dont les maisons de disques dominantes se désintéressaient.

Né le 1er juillet 1931 en Allemagne – dans une ville qui est aujourd’hui située en Pologne –, dans une famille d’aristocrates, il suit ses parents en exil aux États-Unis en 1947, d’abord à Reno, dans le Nevada, puis à Santa Barbara, en Californie. S’il a déjà entendu du jazz en Allemagne, grâce à la radio des forces d’occupations, c’est en voyant le film de 1947 New Orleans, avec Billie Holiday et Louis Armstrong, qu’il est conquis et commence à collectionner les disques. 

Pendant ses études universitaires, il visite les clubs de Los Angeles, allant aussi bien écouter des musiciens de jazz que des bluesmen comme Lightnin’ Hopkins et Howlin’ Wolf. Lors de son entrée à l’université de Berkeley, il organise quelques concerts jazz et R&B. Après un séjour dans l’armée en 1954, il termine ses études et travaille comme enseignant à partir de 1959. Cette même année, il fait un voyage à Houston pour rencontrer son idole Lightnin’ Hopkins. 

L’année suivante, il est de retour en ville, cette fois-ci avec du matériel d’enregistrement acquis en vendant certains de ses disques et en profite pour enregistrer, avec l’aide de Mack McCormick, différents musiciens, parmi lesquels Mance Lipscomb, Black Ace Turner, Li’l Son Jackson et Whistling Alex Moore. Ce sont ces faces de Lipscomb qui constituent la matière du premier disque Arhoolie, “Texas Sharecropper And Songster”, qui sort en novembre 1960. Il est rapidement suivi d’autres albums de Big Joe Williams, Black Ace, Lil Son Jackson et Mercy Dee Walton, ainsi que d’anthologies dont “I Have To Paint My Face” qui présente différents artistes du Mississippi.

Avec Lightnin’ Hopkins © Arhoolie Foundation
© Arhoolie Foundation

Le blues n’est pas son seul centre d’intérêt, et le catalogue Arhoolie s’enrichit rapidement de références jazz et country. En parallèle à ses propres productions, il publie également des rééditions de faces R&B classiques de Big Joe Turner et Lowell Fulson. Lightnin’ Hopkins grave le premier album d’une longue série pour le label en 1962. En plus de son travail de studio, Strachwitz continue à procéder à des enregistrements de terrain, captant par exemple Fred McDowell à Como en 1964. Il produit également en 1965 “Louisiana Blues And Zydeco”, le premier album de Clifton Chenier qui n’avait jusqu’alors produit que des 45-tours sur des petits labels. Cette même année, il lance une émission de radio hebdomadaire sur une radio de Berkeley, qu’il animera pendant trente ans. 

Les années suivantes le voient publier de nouveaux enregistrements de bluesmen comme Jesse Fuller, Johnny Young, Big Mama Thornton, John Jackson, Juke Boy Bonner, John Littlejohn, Earl Hooker, Charlie Musselwhite, L.C. Robinson, Dave Alexander, Robert Pete Williams, mais aussi de musiciens de jazz comme le saxophoniste Sonny Simmons ou le batteur Smiley Winters et d’artistes cajun traditionnels et contemporains comme Dewey Balfa, Boisec Ardoin et Beausoleil. Avec Clifton Chenier, mais aussi les Sam Bros. 5 et John Delafosse, il continue à documenter la scène zydeco. Pionnier d’une vision globale de la musique, il propose également sur son label des disques klezmer, tejano – la musique des Mexicains-Américains du Texas –, et polka. 

Au contraire de nombre de ses collègues, il réussit le passage au CD, proposant une bonne partie de son catalogue – souvent enrichi d’inédits – sur le support dès la fin des années 1980. La gestion de son catalogue ne l’empêche pas de continuer à publier de nouveaux disques, et il décroche même en 1986 un Grammy grâce à Flaco Jiménez et à son album “Ay Te Dejo en San Antonio”. Côté blues, il sort de nouveaux disques de Chris Thomas King, Big Joe Duskin, Omar Shariff (l’ancien Dave Alexander),  Johnny Otis… C’est aussi sur Arhoolie que paraissent, à la fin des années 1990, les premiers disques de sacred steel, un genre jusqu’ici à peine documenté, avec des albums des Campbell Brothers, d’Aubrey Ghent et différentes anthologies.

© Jim Lerager

Au milieu des années 2000, il crée l’Arhoolie Foundation, dont le site (arhoolie.org) propose d’invraisemblables archives (vidéos, enregistrements, interviews…) couvrant la totalité du champ des musiques raciniennes américaines. En 2020, un concert en ligne avait marqué les soixante ans du label, avec la participation de BeauSoleil, The Campbell Brothers, Barbara Dane, Ry Cooder, Ruthie Foster, Billy Gibbons, Taj Mahal, The Preservation Hall Jazz Band, Charlie Musselwhite, The Savoy Family, Cedric Watson… 

Soul Bag s’est évidemment fait l’écho, au fil des années, des activités de Chris Strachwitz, de son label et de ses artistes. Une large partie de son catalogue est disponible en écoute gratuitement sur Bandcamp : arhoolierecords.bandcamp.com, et sa richesse est le meilleur témoignage possible de l’importance de l’œuvre de Chris Strachwitz. 

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture © Arhoolie Foundation

© Jim Lerager
Bruce Iglauer et Chris Strachwitz, Chicago Blues Festival, 2012 © André Hobus
Arhoolie FoundationArhoolie RecordsChris StrachwitzFrédéric Adrian