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Brèves / 05.10.2017

CeDell Davis (1927-2017)

Ellis Davis, surnommé dès l’enfance CeDell par ses proches, était né en juin 1927 à Pine Bluff (Arkansas) et c’est au sein du groupe de Robert Nighthawk dans les années 1950, en sillonnant les routes du Sud du Mississippi au Kentucky, qu’il avait appris la vie de bluesman. C’est le 27 septembre 2017, à 90 ans passés, que CeDell nous a quittés, et personne n’aurait pu prédire la ténacité et la soif de vivre de cet homme jamais épargné. Si, comme l’a dit B.B. King, « être bluesman, ça revient à être noir deux fois » alors CeDell, lui, était trois, quatre fois noir. Et malgré les coups, il a passé sa vie à se relever pour avancer.

Ayant appris la guitare et l’harmonica auprès notamment de Dr. Ross, CeDell était tout sauf orthodoxe. Ce qui frappait tout d’abord, c’était son corps cabossé, qui le faisait paraître tel un Bouddha rivé à un fauteuil roulant. Mais ce corps, déformé par la polio dont CeDell avait souffert enfant puis piétiné lors d’un mouvement de foule dans un club de Saint-Louis (Missouri), renfermait une voix profonde, rocailleuse et émouvante. Celle du blues. Avec un simple couteau qu'il faisait glisser sur les cordes de sa guitare tel un bottleneck, CeDell produisait une musique toute en stridences et en dissonances, sur le fil de la rupture comme pour renvoyer à la précarité même de la vie. C’est que, dans ses chansons, CeDell abordait des sujets qu'il maîtrisait et vivait dans sa chair : la violence du monde, les femmes qui ont le diable en elles.

 


© Judy Walgren

 

Ce sont d’abord des ethnomusicologues amateurs qui ont fait connaître CeDell. Des enregistrements réalisés en 1976 par le journaliste Louis Guida, sponsorisé par l’Université de l’Arkansas, sont publiés en 1983 sur le label Rooster Blues de Jim O’Neal (“Keep It To Yourself – Arkansas Blues Volume 1”). D’autres faces, enregistrées en 1980 par les Allemands Axel Kustner et Siegfried Christmann, paraissent dans la série “Living Country Blues” du label européen L+R (le double LP introductif en 1981, puis les volumes 5 et 10 de la série en 1982). L’Autrichien Hannes Folterbauer l’enregistre quant à lui en 1990, mais ne publie ces bandes sur son label Wolf Records qu’en 2002 (“Highway 61”).

 

 

Davis est, avec R.L. Burnside et Junior Kimbrough, l’un des artistes qui ont permis fait la renommée du label Fat Possum au début des années 1990. Produit par Robert Palmer, l’album “Feel Like Doing Something Wrong” (1993) s’impose comme un puissant contrepoint aux productions ultra-léchées du blues-rock FM alors en vogue. Dans l’album suivant, “The Best Of CeDell Davis” (publié par Capricorn en 1994), le bluesman est entouré par des représentants de la scène jam-bands : le Colonel Bruce Hampton, son bassiste Oteil Burbridge et son batteur Jeff Sipe, ainsi qu’un tout jeune Derek Trucks qui en est alors à ses débuts discographiques. Pour “The Horror Of It All” (Fat Possum, 1998), Davis est soutenu par les meilleurs batteurs de “deep blues” : Sam Carr et Calvin Jackson. En 2002 enfin, pour le chef-d’œuvre “When Lightnin’ Stuck The Pine” (Fat Horse), ce sont à nouveau de jeunes admirateurs issus du rock qui l’accompagnent, notamment le guitariste Peter Buck du groupe R.E.M.

 

 

Le mauvais sort frappe à nouveau sous la forme d’un AVC qui laisse CeDell partiellement paralysé. Le bluesman disparaît alors. Un fan du nom de Greg Binns, qui joue de la guitare dans un groupe local (Brethren), retrouve la trace de CeDell dans la maison de retraite où il végétait. C’est grâce à l’enthousiasme et au soutien de Binns que CeDell a pu profiter de ses dernières années en voyageant avec sa musique, jusqu'en Amérique du Sud et même en Europe. Sunyata Records publie deux ultimes (?) albums, “Last Man Standing” (2015) et “Even The Devil Gets The Blues” (2016, avec des membres de Pearl Jam et de R.E.M.).

 

 

C'est en juillet 2013 que j'ai vu CeDell pour la dernière fois. Ce soir-là, il m'a notamment dit : « Je ne joue plus de guitare depuis cet AVC qui a affecté ma main droite. Mais je peux toujours chanter. Je ne suis pas fini pour les tournées, je ne suis pas au bout et je pense même que mes meilleurs jours sont devant moi. Je suis sacrément heureux de ce qui m'arrive. Et ça me démange de reprendre la guitare, je sens déjà que ça va un peu mieux. Je vais m'en occuper dès que je rentre à la maison. Je vais bosser, bosser, bosser dur pour m'y remettre, pas de souci ça me connaît. » (Soul Bag 214) De retour du concert, en voyant dans la rue les affiches du film de Superman Man of Steel, je n'avais pas pu m'empêcher de penser que l'homme d'acier, en vrai, c'était CeDell.

Éric Doidy