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Live reports / 13.06.2019

Cécile McLorin Salvant, New Morning, Paris

27 mai 2019.

Il y a beaucoup de monde rue des Petites Écuries ce lundi soir pour attendre Cécile McLorin Salvant. Il faut dire que, alors qu’elle fêtera cet été ses 30 ans, la chanteuse – longuement interviewée il y a cinq ans déjà dans notre numéro 220 – s’est rapidement imposée comme une des voix majeures du jazz vocal, raflant trois Grammys dans la catégorie sur les quatre dernières années et approchant le record détenu pour l’instant par Dianne Reeves. Inutile de dire que l’opportunité de l’entendre pour une fois en club, en duo avec le pianiste Sullivan Fortner, longtemps partenaire de Roy Hargrove, est une occasion rare, et le New Morning est plein à craquer et très fébrile quand les deux musiciens font leur entrée, à 21 heures pile. 

Loin des looks excentriques de ses prestations précédentes, la chanteuse a choisi la sobriété pour cette prestation, avec une simple robe noire et des lunettes discrètes, mais cela n’enlève rien à ses ambitions musicales. Là où certaines se contentent de réciter les standards, McLorin Salvant a toujours fait preuve d’un goût très sûr dans son exploration d’un répertoire très large empruntant aussi bien au jazz qu’à la chanson française ou à la grande variété américaine. Ce soir, c’est avec le théâtral Somehow I never could believe, une composition de Kurt Weill sur des paroles de Langston Hugues extraite de l’opéra Street Scenes, qu’elle ouvre son récital. Le côté comédie musicale de la chanson lui convient bien et lui permet de mettre en avant à la fois sa souplesse vocale et la dimension “comédie” de son interprétation. De fait, c’est un registre très théâtral, dans lequel elle est très à l’aise, que propose la chanteuse, même si elle dose à la perfection ses effets, qu’il s’agisse du pathos de Sally’s song, extrait de la bande originale du film L’Étrange Noël de Monsieur Jack, ou de l’humour de The gentleman is a dope, extrait de l’obscure comédie musicale Allegro de Rodgers et Hammerstein.

Si McLorin Salvant est évidemment le point focal du show et la raison de la présence de la plupart des spectateurs, c’est néanmoins un vrai duo qui se produit. Au piano, Fortner fait preuve d’une polyvalence impressionnante, à l’aise dans tous les registres, même ceux dans lesquels il n’est pas spécialement attendu – le côté stride de son accompagnement sur Jeepers creepers. Outre des solos toujours bienvenus, il s’offre quelques introductions à rallonge qui prennent parfois la forme de véritables expositions du thème. La complicité avec la chanteuse est évidente. Outre leurs échanges parlés – visiblement, le programme est décidé au fur et à mesure, sans set list préétablie –, les deux musiciens s’amusent à se surprendre, Fortner en particulier excellant à tenter de déstabiliser McLorin Salvant à coup de fausses pistes musicales. Après une quarantaine de minutes brillantes qu’un public sous le charme écoute religieusement vient le temps de l’entracte, prétexte pour François Lacharme, président de l’Académie du Jazz, pour remettre à la chanteuse un prix.

S’il arrive que ces coupures dans les spectacles soient frustrantes, McLorin et Fortner la mettent à profit pour proposer une deuxième partie radicalement différente : après les standards, voici un set intégralement consacré à la chanson française ! Ouvert par Doudou, une composition de la chanteuse, le programme visite ensuite Aragon (Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, occasion d’un jeu virtuose des deux musiciens sur le temps), Fréhel (J’ai le cafard, un des rares titres de la soirée issu du dernier disque de McLorin Salvant), Barbara – que la chanteuse présence comme « la reine du cafard » – avec La solitude et en final Trénet avec un titre introduit comme « une des chansons les moins déprimantes que je chante », La route enchantée. Aussi à l’aise en français qu’en anglais, la chanteuse s’approprie ces morceaux pourtant fortement marqués par leur interprète original sans aucun tic, tandis que Fortner, probablement peu familier de ce répertoire à la base, y apporte dans l’accompagnement un regard neuf et stimulant. 

Rappelé deux fois par un public sous le charme, McLorin et Fortner s’offriront d’abord un duo complice – occasion pour le pianiste de se révéler chanteur, avec timidité mais non sans un certain charme – sur un titre que je n’ai pas reconnu, puis mettront un point final en beauté à la soirée avec Oh my love, une tendre ballade signée John Lennon. En un peu moins de deux heures, qui ont filé comme un instant, Cécile McLorin Salvant ne se contente pas de confirmer la réputation que ses disques et ses prestations scéniques antérieures lui avait confié : elle les dépasse encore dans ce double format risqué qu’est le club et le piano-voix et prouve qu’elle est aujourd’hui de la classe des plus grands créateurs du jazz vocal.

Texte : Frédéric Adrian
Photos © Frédéric Ragot

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