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Hommages / 03.04.2020

Bill Withers (1938-2020)

Il avait beau avoir à peu près déserté l’industrie musicale depuis plus de trois décennies, la musique de Bill Withers restait omniprésente, à la radio, dans les concours de chant télévisés, au cinéma, dans la publicité et, évidemment, reprise par ses collègues et disciples – le dernier en date étant José James, qui lui avait consacré tout un album, avec les encouragements du principal intéressé. 

De fait, si elle était logiquement rattachée à la soul, la musique de Withers, intemporelle et personnelle, dépasse largement les genres et les étiquettes, et la longue liste des interprètes qui se sont appropriés son répertoire, avec une réussite variable, recouvre un large spectre, de Barbra Streisand à Mick Jagger, en passant par Willie Nelson, Gil Scott-Heron, Liza Minelli, Joe Cocker, Michael Jackson, Isaac Hayes, Ken Boothe et bien d’autres. Doté, au-delà de ses capacités d’auteur-compositeur et d’interprète, d’un univers sonore propre (il est bien souvent son propre producteur), il a souvent été samplé, et Drake, Kendrick Lamar, Dr. Dre, Kanye West ou Eminem ne sont que quelques-uns de ceux qui lui ont emprunté son son. 

Au contraire de la plupart de ses contemporains, sa carrière musicale a commencé tardivement. Né en 1938 à Slab Fork, au cœur d’un comté minier de Virginie Occidentale, élevé un peu plus loin à Beckley, William Harrison Withers Jr. passe une enfance difficile, marquée par des problèmes de bégaiement qui nuisent à son intégration. Orphelin de père à l’âge de 13 ans, c’est sa grand-mère qui se charge en bonne partie de son éducation – il lui rendra hommage dans l’une de ses plus belles chansons, Grandma’s hands. Dès l’âge de dix-huit ans, il rejoint la Navy, au sein de laquelle il reste neuf ans. Quelques mois après avoir quitté celle-ci, et alors qu’il commence à se découvrir une vocation musicale, il s’installe à Los Angeles où il travaille pour une usine d’avion, tout en peaufinant ses démos.

© DR

En 1967, il publie un premier 45-tours, Three nights and a morning, pour le micro label Lotus du vétéran R&B Hy Weiss, sans grand succès – il revisitera la chanson en ouverture de son premier album, sous le titre Harlem. Désormais trentenaire, à un âge où l’éventualité d’une carrière professionnelle dans la musique devient de plus hypothétique, ses démos finissent par séduire Clarence Avant, qui le signe sur son label Sussex, et a la bonne idée de confier la production de son premier album à Booker T. Jones, qui fait notamment appel à ses deux collègues Donald Dunn et Al Jackson ainsi qu’au guitariste Stephen Stills.

Intitulé “Just As I Am” (« Tel que je suis »), l’album est un immense succès en 1971, propulsé par le tube international Ain’t no sunshine qui reçoit le Grammy de la chanson R&B l’année suivante et devient immédiatement un standard, repris dans les mois qui suivent sa sortie aussi bien par Michael Jackson et Nancy Wilson que par Freddie King et Rahsaan Roland Kirk ! Withers, qui était représenté sur la pochette du disque sur son lieu de travail, son déjeuner à la main, peut enfin quitter son job – il s’y était refusé jusqu’ici, par manque de confiance dans l’industrie musicale –, et partir sur la route, accompagné de musiciens empruntés au Watts 103rd Street Rhythm Band, parmi lesquels le batteur James Gadson. C’est avec cette équipe qu’il enregistre son deuxième album, “Still Bill”, dont il est cette fois le producteur. Avec les tubes Lean on me (le seul numéro un de sa carrière, côté pop et R&B), Use me et Kissing my love, le disque n’a aucun mal à poursuivre et même à dépasser le succès de son prédécesseur, atteignant le sommet du classement R&B et le quatrième rang du Hot 200.

© DR

Cette immense réussite, tant commerciale que critique, marque cependant le point culminant de sa carrière, et il ne retrouvera jamais vraiment ensuite ce niveau de succès. Un concert de 1972, largement bidouillé en post-production, est publié sous le titre “Live At Carnegie Hall”, mais il faut attendre 1974 pour que sorte l’album suivant, “+’Justments”, enregistré avec la même équipe et qui chronique la fin de son mariage tumultueux avec l’actrice Denise Nicholas. La réponse du public est plus mitigée, et seul The same love that made me laugh devient un tube modéré, même si la réaction est plus enthousiaste du côté du public soul. 

Des difficultés financières avec Sussex – le label lui-même est au bord de la faillite – l’amènent à signer avec Columbia. Empêché par des tracasseries juridiques d’enregistrer pendant quelques mois, il s’essaye à la production pour Gladys Knight et participe à l’odyssée Rumble in the Jungle, se produisant aux côtés de James Brown, B.B. King, Myriam Makeba et quelques autres pour le public zaïrois. 

De retour dans les bacs en 1975 avec le très beau “Making Music”, enregistré avec une équipe renouvelée (James Jamerson, les Johnson Brothers, Ray Parker Jr, entre autres pointures), ne parvient pas à restaurer les fortunes commerciales de Withers hors des classements R&B. “Naked & Warm” qui lui succède l’année suivante est même un échec cuisant, et aucun des 45-tours qui en sont extrait n’apparaît dans le Hot 100. “Menagerie”, en 1977, est mieux accueilli, en particulier grâce à Lovely day, qui se taille un beau succès international et particulièrement en France. La chanson permet à Withers de décrocher un drôle de record  qu’il détient toujours : celui de la note tenue le plus longtemps sur un titre classé dans le Top 40 américain !

© DR / Collection Gilles Pétard

‘Bout Love”, paru l’année suivante, passe à nouveau inaperçu. À ce stade de sa carrière, la relation de Withers avec son label est très dégradée, au point qu’il ne parvient pas à obtenir l’accord de Columbia pour ses projets suivants. Il se concentre alors sur des participations aux disques d’autres artistes comme Clifford Coulter (dont il coproduit l’album “The Better Part Of Me”), les Crusaders (Soul shadows), son collaborateur régulier Ralph McDonald (In the name of love, qui lui vaut une nouvelle nomination aux Grammys), le français Michel Berger et surtout Grover Washington Jr. Le produit de leur collaboration, Just the two of us, extrait d’un album du saxophoniste paru sur Elektra en 1980, offre à Withers (qui en est le co-auteur) un dernier énorme tube international, qui culmine à la deuxième place du Hot 100 de Billboard. Cela ne l’empêche pas de devoir attendre 1985 pour publier un nouvel album sous son nom, l’anecdotique “Watching You Watching Me”, qui n’obtient guère de succès bien que Withers tourne pour le promouvoir. 

Désabusé et meurtri par l’attitude de l’industrie musicale à son égard, il met ensuite un terme définitif à sa carrière active, se contentant d’apparitions ponctuelles – un passage télévisé britannique en 1988 pour accompagner le succès imprévu d’un remix de Lovely day, quelques chansons offertes à des collègues comme Jimmy Buffett – et de gérer, avec son épouse Marcia, épousée en 1976, les recettes d’édition d’un catalogue de chansons finalement assez réduit mais fort lucratif. Longtemps évoquée par la rumeur, la sortie d’une compilation d’inédits historiques ne s’est jamais concrétisée, bien que Withers ait récupéré les droits sur ses enregistrements dans le courant des années 2000.

Intitulé Still Bill, un film documentaire consacré à sa carrière sort en 2009 : il se clôt sur des images de l’apparition surprise du chanteur lors d’un concert hommage qui lui était dédié à Brooklyn l’année précédente. À cette occasion, il avait rejoint sur scène son vieux complice Cornell Dupree pour un Grandma’s hands impromptu à l’émotion intacte. Malgré les espoirs, cela ne débouche pas sur un retour proprement dit, même si Withers se montre plus régulièrement dans les années 2010, partageant par exemple la scène avec Stevie Wonder lors de son entrée au Rock and Roll Hall of Fame. Il retrouve même les studios pour une reprise de Raggedy Ann, un titre parlé (!) du chanteur country Little Jimmy Dicken (comme lui originaire de la région de Beckley). La totalité de son œuvre pour Sussex et Columbia a été coffrée en 2014 en neuf CD sous le titre “Bill Withers: The Complete Sussex & Columbia Albums Collection”. Le résultat lui vaudra un dernier Grammy, partagé avec les Rolling Stones. 

L’annonce de son décès, suite à des problèmes cardiaques, a suscité une immense émotion, aussi bien chez ses collègues qu’auprès du grand public, tant les chansons de Withers ont marqué, par leur justesse émotionnelle, chacun de leurs auditeurs. Qu’il évoque la rupture (Ain’t no sunshine) ou l’amitié (Lean on me), qu’il convoque ses souvenirs d’enfance (Grandma’s hands) ou ceux d’une relation passée (Hello like before, la chanson dont il était le plus fier), qu’il chante l’amour (Lovely day) ou la jalousie (Who is he and what is he to you), qu’il trace un portrait d’une soirée en ville (Harlem) ou celui d’un vétéran du Vietnam (I can’t write left handed), Withers écrit juste et vrai et touche au cœur de nos expériences partagées. C’est cet art unique de transcender de ses mots et de sa voix la banalité des sentiments et des anecdotes qui en faisait un artiste unique.

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture : © DR / Collection Gilles Pétard

© Reed Saxon
Bill WithersFrédéric Adrian