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Brèves / 27.08.2013

Albert Murray, fin d’un auteur majuscule

La disparition à l’âge de 97 ans d’Albert Murray, survenue le 18 août 2013, est passée totalement inaperçue en France. On ne saurait toutefois s’en étonner, aucun de ses livres n’ayant été traduit dans notre langue (*), ce qui est aussi inexplicable qu’injuste. Car Murray doit bien être considéré comme l’un des plus étincelants écrivains américains du siècle dernier, à la fois romancier, poète, essayiste, quelque part également un peu sociologue, philosophe et même anthropologue, mais surtout visionnaire. Bousculant bien des conventions, ses écrits sur la musique et la culture sudiste resteront parmi les plus édifiants dans l’histoire de la littérature, et pour une fois les superlatifs ne sont pas galvaudés. Mais qui était Murray, qui ne publiera son premier livre qu’en 1970, à l’âge de 54 ans ?


Murray et  Ralph Ellison en 1967. © : Fred McDarragh.

Il voit le jour le 12 mai 1916 à Nokomis en Alabama, où ses parents l’abandonnent très jeune. Élevé par Hugh et Mattie Murray, il grandit dans la région de Mobile et apprend son adoption à l’âge de 11 ans. En 1935, il entre au Tuskegee Institute, rendu célèbre à la fin du siècle précédent par Booker T. Washington qui en fit alors un établissement symbole de la cause afro-américaine. Déjà passionné de jazz et de littérature, il y côtoie Ralph Ellison, autre Afro-Américain et futur écrivain fameux, auteur en 1952 d’Invisible Man, formidable roman qui lui sera traduit en français chez Grasset en 1984 sous le titre Homme invisible, pour qui chantes-tu ? Mais Murray, qui entretiendra toujours des relations amicales avec Ellison sans nécessairement partager ses convictions activistes (nous y reviendrons), décide de s’engager dans l’aviation en 1943 et devient officier de réserve en 1946. Un statut qui lui permet de poursuivre de brillantes études de lettres, d’enseigner et d’obtenir des diplômes dans plusieurs universités prestigieuses (Evanston dans l’Illinois, Ann Arbor dans le Michigan, New York…), son parcours passant même par la Sorbonne au début des années 1950…


 

Définitivement revenu à la vie civile en 1962, Murray s’installe à New York où il décide de se consacrer pleinement à l’écriture. Son premier livre (The Omni-Americans: Black Experience And American Culture) sort donc en 1970 et jette les bases d’une écriture novatrice. Elle est certes très influencée par le jazz, le blues (en fait, Murray orchestre le langage et la musique pour écrire) et la vie dans le sud, mais elle étudie également les aspects artistiques, politiques et sociaux. Politiquement incorrect avant l’heure, Murray s’oppose au séparatisme noir qui se veut une réponse au système ségragationniste des Blancs. Partisan de l’intégration et d’une Amérique « multicolore », il s’inscrit un peu à contre-courant des défenseurs des droits civiques (se démarquant en cela de son ami Ellison) et surtout des mouvements noirs plus radicaux qui voient le jour dans les années 1960 et 1970.


 

Dans le domaine de la musique, ses écrits se rattachent plus au jazz qu’au blues bien que ce mot figure dans plusieurs titres de ses livres. Car par jazz il sous-entend une forme orchestrale du blues (ou plutôt des blues), mais il conserve ce dernier terme qui convient mieux dans le cadre d’une approche que l’on peut qualifier d’anthropologique. Et le blues est finalement toujours présent dans son œuvre, il s’y réfère même directement dans un recueil de poèmes comme Aubades: Epic Exits And Other Twelve Bar Riffs (2001). Il nous laisse une douzaine de livres qui se partagent entre essais, romans et même poèmes, auxquels il faut ajouter une biographie de Count Basie  en 1985 (Good Morning Blues: The Autobiography Of Count Basie, As Told To Albert Murray). Soulignons qu’un autre jazzman notoire, Duke Ellington, qualifiait Murray de « unsquarest man that I now ». Absent des dictionnaires, le terme unsquarest, a priori spécialement inventé par Ellington à l’attention de l’écrivain (on n’en trouve pour ainsi dire pas d’autre mention…), est évidemment intraduisible. On dira que cela désigne une personne très éloignée de l’académisme et des conventions…


En mai dernier peu après son 97e anniversaire, avec la journaliste Jackie Modeste. © : DR

Plusieurs autres ouvrages d’Albert Murray peuvent intéresser nos lecteurs. En priorité The Hero And The Blues (1973) et Stomping The Blues (1976), deux essais critiques qui mettent en avant le caractère visionnaire de l’œuvre et de la démarche de l’auteur. Dans un autre genre, la série semi-autobiographique en quatre volumes (Train Whistle Guitar en 1974, The Spyglass Tree en 1992, The Seven League Boots en 1996 et The Magic Keys en 2005), qui met en scène Scooter, le personnage alter ego de Murray, est un délice poétique. En fait, il n’y a rien à jeter dans cette bibliographie majeure ! Bien entendu, nous l’avons vu, pas de traduction française disponible, mais quand un homme écrit qu’un musicien noir qui danse et chante le(s) blues incarne la condition humaine telle que la définissait André Malraux, il mérite rien que pour cela la plus grande considération.
(*) Hormis sa biographie avec Basie (en 1988 chez Filipaccchi), mais elle nous semble peu représentative de son œuvre dont elle se démarque.
Daniel Léon