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Chroniques / 22.12.2020

Ma Rainey’s Black Bottom

Depuis le 18 décembre, on peut voir sur Netflix ce film adapté de la pièce du même nom d’August Wilson (1982). Les premières secondes nous mènent à un tent show où se précipitent les spectateurs pour voir Ma Rainey (Viola Davis), sans doute pour nous rappeler qu’elle débuta par ces spectacles itinérants (minstrel shows, medicine shows…). Profitez-en, ce sera la seule bouffée d’air d’un film suffocant dans tous les sens du terme. On retrouve Ma Rainey à Chicago en 1927, chanteuse la plus populaire de son temps avec Bessie Smith, et que l’on appelle désormais la “mère du blues”. Une session d’enregistrement se prépare, il s’agit de graver la fameuse chanson Ma Rainey’s black bottom. Le black bottom, qui peut désigner une danse suggestive alors en vogue, ce “cul noir” qui secoue les oripeaux des actrices d’un ballet lascif. Mais le black bottom, c’est aussi un cul-de-sac, un fond du trou dont on ne parvient pas à sortir, surtout quand on est noir.

C’est une des quêtes de Levee (Chadwick Boseman), le trompettiste de Ma Rainey, qui essaie durant tout le film d’ouvrir une porte de la salle de répétition surchauffée au sous-sol. Il finira par y arriver, mais nous ne révélerons évidemment pas ce qu’il trouvera derrière cette porte… Levee est surtout ambitieux. Au sein d’un groupe dont il est le benjamin (avec le pianiste Toledo, le guitariste et tromboniste Cutler, le contrebassiste Slow Drag), il rêve de fonder son groupe et ose même réarranger la musique de Ma Rainey’s black bottom. Ma Rainey est la diva, elle se pointe en retard, fait des caprices, rabroue vertement Levee et fait de son agent et du producteur des pantins grotesques. Elle se délecte de jouer la dominatrice sur ces derniers qui sont blancs, tout en sachant qu’ils seront toujours les grands gagnants de l’opération.

Ainsi s’installe le huis clos. On croit d’abord à ce phalanstère, dans lequel Levee va toutefois déceler d’étroites fissures. Il va y glisser les doigts, puis les mains pour les écarter et en faire des failles béantes, d’où sortent les spectres du racisme et de la ségrégation. Les échanges sont discordants, un comble pour ces musiciens impeccables… D’aucuns soupçonnent Levee d’avoir peur des Blancs. Le temps d’un monologue halluciné, il leur raconte le viol de sa mère par des Blancs quand il avait huit ans, sa tentative de s’interposer et le lynchage de son père. Les autres rétorquent : « On vient d’Afrique, on a tous les ingrédients, les légumes, la viande, pour faire un bon ragoût. Mais nous, on est les restes, l’homme de couleur, ce sont les restes. » Mais Levee envie Ma, persuadé qu’il pourra aussi dominer les Blancs comme elle le fait. Au point d’y laisser sa foi, quand il invective Dieu dans une autre scène hypertendue : « Come on and turn your back on me ! »

Dans son dernier rôle, Chadwick Boseman est extraordinaire. Ses traits s’animent au gré d’une incroyable palette d’émotions. Et le fier-à-bras qui fanfaronne n’est qu’un homme brisé. Tout aussi remarquable, Viola Davis évolue dans un registre différent. Outrageusement maquillée, moite par tous ses pores, elle écrase tout de son seul regard accablant et dédaigneux. Mais ces deux compositions hors norme ne doivent pas occulter l’excellence du jeu des autres acteurs, tous exemplaires et parfaitement à leur aise dans cette ambiance particulière du Chicago des années 1920. Et l’utilisation d’une image presque sépia contribue encore davantage à la qualité de la reconstitution. Les sous-titres en français sont politiquement corrects : ils mettent un peu de temps à traduire “nigger” par autre chose que “personne de couleur”, alors que les protagonistes noirs se qualifient entre eux de “niggers”… Et les “jug bands” se transforment en “musiciens de rue”…

Terminons avec la musique. Viola Davis ne chante pas, c’est Maxayn Lewis, qui débuta comme Ikette dans la revue d’Ike et Tina Turner, qui s’en charge fort bien. De même, Chadwick Boseman ne joue pas de la trompette, mais il s’est investi à fond en apprenant, surtout pour acquérir la gestuelle des instrumentistes de l’époque. Ce n’est pas plus mal, tant le charisme et le magnétisme de Davis et de Boseman opèrent à chaque instant. On doit la musique au génial Branford Marsalis, que l’on ne présente pas, et qui fait appel ici à des musiciens de premier ordre dont Kirk Joseph, Don Vappie et autre Cedric Watson ! Elle illustre bien le rôle essentiel de Ma Rainey, la première à jeter un pont entre blues rural dit “terrien” et blues urbain dit “classique”. Ma Rainey’s Black Bottom émoustille et dérange. Comme le fruit du cynorrhodon, le gratte-cul… Ma Rainey’s Black Bottom n’est certes pas un film de cul, et projetons-nous au 15 mars 2021. Ce jour-là, on connaîtra la liste des nommés aux Oscars. Si Ma Rainey’s Black Bottom n’y figurait pas, cela voudrait dire qu’il y a des coups de pied au cul qui se perdent.

Texte : Daniel Léon
Photos © DR

• Ma Rainey’s Black Bottom (Le blues de Ma Rainey)
Par George C. Wolfe
Netflix
B.O. disponible chez Milan/Masterworks/Sony Music

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