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Live reports / 29.09.2025

Jazz à La Villette 2025

29 août au 4 juillet 2025.

Pour l’amateur francilien, la fin de l’été n’est pas marquée par la rentrée scolaire mais par l’ouverture de Jazz à la Villette et ses deux semaines de concerts dans les différentes salles du parc. Comme chaque année, impossible d’aller tout voir, et il faut faire des choix.

Privé de Grande Halle l’année dernière pour raison olympique, le festival retrouvait cette fois-ci cet espace qui permet une cohabitation confortable entre places assises et fosse debout. Découvert au printemps 2023 en première partie de Thee Sacred Souls, Jalen Ngonda, a depuis confirmé sur disque la bonne impression qu’il avait faite et s’est construit un public fidèle qui ne cesse d’augmenter à chacune de ses apparitions : bien qu’il se soit produit gratuitement au mois de juin au festival de jazz de la Défense, la Grande Halle n’est pas loin d’être complète pour l’accueillir.

Entendu en quartet et avec le répertoire de son dernier album, “The World Is On Fire”, au début de l’été, c’est étrangement dans la configuration et avec le programme de son disque de 2023 “Parallel Universe” que se présentait Isaiah Collier pour ouvrir la soirée. Musicalement, les registres sont différents – un jazz marqué par le funk et le R&B plutôt que le free de ses projets les plus récents – et Collier passe plus de temps aux claviers qu’au saxophone, mais la réussite est identique. Accompagné par un groupe totalement en osmose qui reprend plusieurs des musiciens du disque (Jimetta Rose et Sonny Dave aux voix, Richard Gibb III aux claviers, Conway Campbell à la basse, Corey Wilkes à la trompette, Ayo Samalu à la batterie, Fly Guy Bird à la guitare), le leader présente un répertoire plus léger et moins explicitement politique, mais tout autant séduisant, d’autant que les solistes sont  à la hauteur à l’image du trompettiste Corey Wilkes, constamment pertinent, et de la chanteuse Jimetta Rose, qui confirme l’excellente impression laissée par les disques précédents.

Isaiah Collier
Jimetta Rose
Corey Wilkes, Jimetta Rose, Isaiah Collier

Deux ans après ses premières apparitions en vedette sur les scènes françaises, Jalen Ngonda n’a que peu fait évoluer son show, qui repose essentiellement sur les chansons de “Come Around And Love Me”, mais il a acquis depuis une assurance supplémentaire, perceptible dans ses interventions plus incisives à la guitare. Pas de grand cirque de mise en scène, Ngonda peut compter sur ses chansons et sa voix pour conquérir un public évidemment familier de son répertoire et qui réagit dès les premières notes de That’s all I wanted from you, le titre d’ouverture. La configuration resserrée du groupe – un simple quartet avec Ben McKone à la batterie, James McKone à la basse et Adam Rust aux claviers en plus du leader à la guitare – oblige à se concentrer sur l’écriture et sur le chant di leader, dont le falsetto à la Ted Taylor fait merveille sur les tubes de l’album, mais aussi sur quelques titres plus récents comme Illusions et Just as long as we’re together.

En rappel, Ngonda revient seul pour deux reprises un peu bateau, Baby what you want me to do et My funny Valentine, auxquelles il n’a pas grand-chose à apporter, mais finit en beauté avec le tube If you don’t want my love – même si le public aurait bien poursuivi encore un peu le moment et le fait savoir bruyamment ! Malgré l’évidente qualité du show, il n’est pas difficile d’y déceler, deux ans après la sortie du disque, un certain côté mécanique, et il va sans doute être temps pour Jalen Ngonda de nous présenter de nouvelles chansons.

Jalen Ngonda
Jalen Ngonda
Jalen Ngonda

Depuis plusieurs années, le festival s’attache à honorer en musique une grande figure de l’histoires des musiques populaires afro-américaines. Après Pharoah Sanders l’an dernier et des figures comme John Coltrane, Aretha Franklin ou Marvin Gaye dans un passé récent, c’était cette année au tour d’Ornette Coleman d’être salué par un projet autour de son album “The Shape Of Jazz To Come” emmené par son fils, le batteur Denardo Coleman et qui a les honneurs de la merveilleuse Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie.

L’ouverture de la soirée est confiée au groupe originaire de Lahore au Pakistan Jaubi qui se présente dans une configuration combinant musiciens pakistanais (Zohaib Hassan Khan au sarangi et Kashif Ali Dhani aux tablas) et britanniques (Tenderlonious au saxophone alto  et à la flûte, Hamish Balfour aux claviers et Tim Carnegie à la batterie) proche de celle du dernier album, “A Sound Heart”. Peu familier des musiques issues du sous-continent indien, j’avoue avoir peiné à entrer dans la musique de l’ensemble, qui m’a semblé abuser de quelques facilités fusionnantes. 

Jaubi

Denardo Coleman, vêtu d’un superbe costume vert pomme, est le premier à rejoindre la scène pour introduire le projet autour de “The Shape Of Jazz To Come”. Collaborateur de son père dès sa plus tendre enfance – il n’a que 10 ans quand il apparaît sur l’album “The Empty Foxhole”, il a longtemps et souvent travaillé avec lui sur scène et sur disque et assure depuis son décès en 2015 la gestion de son héritage artistique. La prestation du jour, qui n’a jamais été donnée en France, s’inscrit dans cette volonté de garder vivante une musique riche et complexe en lui permettant de se réinventer entre les mains d’artistes créatifs d’aujourd’hui. Pas question en effet de se contenter d’une démarche muséale et de rejouer ce qui a déjà été joué : là où l’album d’origine, le premier de Coleman pour un label important, se caractérisait par le recours à un quartet sans instrument harmonique – Don Cherry au cornet, Charlie Haden à la contrebasse et Billy Higgins à la batterie en plus du saxophone du leader –, cette nouvelle lecture est portée par un sextet avec guitare (le Français Marc Ducret) et piano (Craig Taborn) en plus du saxophone d’Isaiah Collier et la trompette de Wallace Roney Jr. et de la rythmique formée par Denardo Coleman et le bassiste Brad Jones, ancien du Prime Time de Coleman, le tout complété par l’orchestre Ostinato, qui se présente comme un “orchestre d’insertion et de promotion de jeunes musiciens de haut niveau”, placé sous la direction du chef autrichien Ernst Theis, collaborateur régulier de Denardo Coleman.

Denardo Coleman

Isaiah Collier
Isaiah Collier, Wallace Roney Jr.
Ernst Theis, Marc Ducret
Denardo Coleman

Dans ce format, la réinvention est évidemment radicale, le son se parant régulièrement d’électricité, notamment dans le cadre des interventions de Ducret ou quand Jones s’empare d’une basse électrique, n’hésitant pas à slapper, et le public est partagé, avec quelques spectateurs qui choisissent de s’éclipser avant la fin. Il faut dire que quelques passages ne sont pas très réussis – notamment une intervention hors sujet du pourtant estimable Rocé – et que le concert tangente les deux heures alors que le disque original dure moins de 40 minutes – mais l’ensemble est original et stimulant, offrant à Ornette Coleman, dont la musique est quelque peu oubliée ces dernières années, un hommage à la hauteur de sa créativité et de sa singularité.

Rare sur les scènes françaises, Shabaka Hutchings avait gardé le mystère avant sa prestation, aucun nom en dehors du sien n’ayant été annoncé sur le programme du festival. En ouverte, le clarinettiste Lucien Lacquementprésentait avec d’autres élèves du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (Charlotte Isenmann aux flûtes,  Esteban Bardet à la contrebasse, Tom Fillatreau à la batterie, Oscar Teruel au piano) son projet BoBines, à base de compositions originales inspirées du cinéma, dont le registre très écrit et formel n’a à mon sens qu’un rapport très distant avec le jazz. 

C’est finalement en duo avec le pianiste Elliott Galvin, collaborateur régulier d’Emma-Jean Thackray, que Shabaka – qui utilise désormais son seul prénom comme nom de scène – se présente. Après une somptueuse prestation aux New Morning autour du répertoire de l’album “Perceive Its Beauty, Acknowledge Its Grace” au printemps 2024, c’est tout à fait autre chose qu’il propose ce soir, commençant sa set par un long morceau d’une heure non identifié au cours duquel ses flûtes s’articulent autour du piano mais aussi des nombreux effets électroniques déclenchés par les deux musiciens. Bien qu’il ait solennellement renoncé au saxophone depuis quelques années, il s’est récemment réconcilié avec l’instrument il y a quelques semaines, et celui-ci est de retour, aux côtés des différentes flûtes et de la clarinette, dans son jeu, dans un registre retenu qui n’a que peu à voir avec la puissance tellurique qu’il déployait avec ses différents ensembles précédents. S’il prend une courte pause pour saluer le public et le remercier d’être venu découvrir sa musique à l’issue de ce long titre, le concert n’est pas terminé, et Shabaka et son partenaire interprètent ensuite deux autres morceaux, puis reviennent pour un rappel. Toujours imprévisible – même, semble-t-il, parfois pour lui –, la musique de Shabaka n’est pas évidente d’accès mais est suffisamment riche et stimulante pour y consacrer l’attention nécessaire. Difficile de savoir vers où il va se diriger ensuite…

Elliott Gavin, Shabaka
Shabaka
Elliott Gavin

Surprise en arrivant dans la Salle des concerts de la Cité de la musique le jeudi soir de découvrir – c’était indiqué sur le programme… – que le lieu est en configuration debout. Il faut dire que c’est cohérent avec le registre du projet d’ouverture, la rencontre (soutenue par l’ADAMI) entre le groupe habitué des scènes parisiennes Ishkero (amputé pour l’occasion de son flûtiste Adrien Duterte) et le saxophoniste basé à New York Donny McCaslin, tant le résultat emprunte à l’énergie du rock, un univers familier à McCaslin qui s’est notamment fait remarquer aux côtés de David Bowie. Le résultat évite cependant les pièges familiers de la fusion en s’appuyant sur les solides compositions de McCaslin et en ne cédant pas aux tentations de la virtuosité gratuite, et l’heure qui leur est allouée passe rapidement.

C’est la batteuse et (de plus en plus) chanteuse Anne Paceo qui leur succède pour ce qu’elle présente comme seulement le troisième concert autour du répertoire de son nouveau disque, “Atlantis”, paru quelques jours plus tôt et inspiré par sa pratique de la plongée sous-marine. Accompagnée par une partie des musiciens de l’album (Maya Cros aux claviers, Lilian Mille à la trompette, Gauthier Toux au piano, Christophe Panzani au saxophone), elle dévoile un nouveau répertoire qui s’appuie largement sur la voix – la sienne, celle de Célia Kameni, et celles des invités Piers Faccini, Laura Cahen et Gildaa – et intègre volontiers des éléments pop mâtinés d’électro, voire de chanson, à l’image du très beau Tant qu’il y aura de l’eau, porté par Laura Cahen et qui devrait enchanter les ondes des radios de goût. Le résultat, léger et accrocheur, devrait permettre à Paceo d’étendre encore un cercle d’admirateurs qui dépasse désormais largement celui des amateurs de jazz. 

Anne Paceo
Maya Cros, Lilian Mille, Christophe Panzani, Anne Paceo
Gauthier Toux, Célia Kameni
Anne Paceo

Malgré une conjoncture budgétaire défavorable aux projets culturels, Jazz à La Villette parvient année après année à proposer une programmation riche et stimulante qui mêle les esthétiques et les générations et attire un public nombreux et motivé. Selon le mot légendaire de Letizia Bonaparte, « pourvu que cela dure »

Texte : Frédéric Adrian
Photos © Frédéric Ragot (et A. Kalasz/Philharmonie de Paris pour Shabaka et Ann Paceo)

Quelques images aussi de Jacob Banks et Jordan Rakei (© Frédéric Ragot)

Jacob Banks
Jacob Banks
Jacob Banks
Jordan Rakei
Jordan Rakei
Jordan Rakei