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Interviews / 24.09.2025

Joël Dufour, Monsieur Ray Charles

Les contraintes de place de l’édition papier nous contraignent parfois à effectuer des coupes douloureuses. Ce fut notamment le cas pour l’entretien que nous accorda notre ami et collaborateur Joël Dufour à l’occasion de la sortie de son livre chez Frémeaux & Associés, Ray Charles On Records. Nous sommes heureux d’en publier l’intégralité sur notre site tant ses propos transpirent la passion et l’expertise, deux valeurs au cœur de l’ADN de notre magazine et qui ne donnent qu’une envie : se replonger illico presto dans l’œuvre luxuriante de Brother Ray.

D’où vient ta passion pour Ray Charles ?

En 1959, j’ai 15 ans, mon frère, mon aîné de deux ans, amène à la maison un électrophone et des disques 45-tours qu’il a empruntés à l’un de ses copains. Parmi ceux-ci se trouve le 45-tours EP de Ray Charles avec What’d I say, Blackjack et Heartbreaker. Je suis foudroyé. J’écoute en boucle. Je suis comme transporté dans une autre dimension… Dès que je commence à travailler (l’année suivante) je m’achète un électrophone et, progressivement, tous les disques de Ray Charles édités en France.
À l’été 1961, je regarde les extraits de ses concerts au festival d’Antibes Juan-les-Pins diffusés par notre alors unique chaîne de télévision. Il est encore avec son formidable octette des années Atlantic (David Newman, Hank Crawford, Leroy Cooper, John Hunt, Edgar Willis…). En octobre de la même année, c’est à Paris qu’il se produit, cette fois-ci à l’orgue et avec un orchestre augmenté à 17 musiciens. Je suis à court de superlatifs. Naturellement, je n’ai alors pas la moindre idée du fait que, au siècle suivant, j’aurai le bonheur de faire publier tous ces merveilleux concerts (ainsi qu’une partie de ceux de l’année suivante), grâce à la complicité de l’éditeur Frémeaux & Associés.                

L’as-tu déjà rencontré et quels furent tes rapports avec lui ?

J’ai beaucoup essayé de l’approcher, environ à partir du milieu des années 1980, afin de l’interviewer pour Soul Bag et pour mon projet de livre Ray Charles, Célèbre et Méconnu, qui est resté dans les cartons. Je n’y suis parvenu qu’en 1989. L’interview est parue à l’époque dans Soul Bag – et elle avait été rééditée dans le magazine après la mort de Ray Charles, en 2004, augmentée d’informations recueillies au cours d’un entretien téléphonique et de questions que j’avais pu lui poser lors d’une conférence de presse. La dernière fois où j’avais pu brièvement lui parler, c’était à Annecy, en 1990, dans le cadre de la tournée qu’il avait faite avec B.B. King. J’ai une photo.          

Comment et sur quelle durée as-tu écrit ce livre ?

Je serais tenté de répondre “a lifetime in the making” ! Après avoir terminé mon sixième coffret Ray Charles pour Frémeaux (“The Grand Master”), j’ai attaqué ce projet de livre, pour lequel j’ai largement repris (sans vergogne) une partie de mon bouquin susmentionné (dont aucun éditeur n’avait voulu) ainsi que certaines chroniques que j’avais écrites pour Soul Bag.  

Comment as-tu construit cette discographie ?

D’abord, la “base” avait été posée par Kurt Mohr (le mentor de l’équipe originelle de Soul Bag réunie par Jacques Périn), pionnier de la discographie, qui avait publié celle de Ray Charles dans Jazz Hot en 1962. À l’exemple de Kurt, j’ai interrogé des musiciens en tournée, récupéré des adresses à qui écrire, contacté des éditeurs, des marques de disques, le syndicat des musiciens américains, la Bibliothèque du Congrès…

“Un jour mon frère amène à la maison le 45-tours EP de Ray Charles avec What’d I say, Blackjack et Heartbreaker. Je suis foudroyé. J’écoute en boucle. Je suis comme transporté dans une autre dimension…”

Joël Dufour

Après toutes ces années consacrées à collectionner les enregistrements de Ray Charles, existe-t-il encore des bandes que tu ne possèdes pas, ou que tu n’as jamais eu la possibilité d’écouter ?  Un ou plusieurs graals ultimes qui manquent à ta quête ?

J’ai eu des “Graal” successifs que j’ai eu le grand bonheur de pouvoir faire publier, mais il y en a effectivement un qui constitue pour moi la frustration ultime : les 10 interprétations de Ray Charles à Carnegie Hall en 1957 (ses plus anciens enregistrements “live” connus) qui avaient été enregistrées par la radio Voice of America et qui sont conservés à la Library of Congress. Malgré mes efforts réitérés, je ne suis jamais parvenu à les faire publier, ni même à les écouter. Il y a aussi ce show Sold on Soul de 1970, au Madison Square Garden, en hommage à Duke Ellington où Ray avait joué Satin Doll au piano et avait chanté Laughing and clowning en compagnie de B.B. King en s’accompagnant à l’orgue…

Jusqu’où s’étend ta “frénésie” de collectionneur : la musique avant tout, quel que soit le format, y compris digital ?

Oui, effectivement. Qu’importe le support, pourvu qu’on ait l’ivresse ! Mais je ne suis pas un fétichiste du disque. Comme tout collectionneur, j’aime bien les éditions originales – à condition que le son en soit correct. Je préférerai toujours une réédition au son impeccable à un original qui gratte. Je collectionne aussi les livres, revues et articles de presse.

Il s’agit d’un livre que tu portes depuis des années ; pourquoi t’être décidé à le publier maintenant ?

J’ai évoqué mon premier projet de bouquin sur Ray Charles, et le sort qu’il a connu. Pas de regret à avoir, j’ai obtenu tellement d’informations supplémentaires depuis…

Pourquoi Frémeaux, et comment as-tu arbitré avec eux tes choix éditoriaux (français/anglais, iconographie…)

Frémeaux, l’éditeur de “mes” coffrets Ray Charles était une évidence. Le choix de faire un bouquin bilingue était le mien, mais nous étions parfaitement en phase sur ce point. Toute l’iconographie provient de mes collections.

“La meilleure introduction à son œuvre – en un seul album – me paraît être le CD “Ray Charles Live in Concert”, qui contient l’intégralité du concert de 1964.”

Joël Dufour

À l’ère d’Internet et de la digitalisation des contenus, en quoi est-ce important pour toi de publier un ouvrage “physique” ?

Pour l’odeur du papier ! Toute plaisanterie mise à part, personnellement je ne comprends tout simplement pas que l’on puisse tirer un quelconque plaisir à lire des textes sur écran. Mais je ne vais pas nier que, dans une version numérique, il y a une portée pratique à pouvoir procéder à des recherches sur une chaîne de caractères donnée.    

La production de Ray Charles est si vaste qu’elle peut intimider les néophytes, de quelle manière conseillerais-tu à un “débutant” de l’aborder ?

Avec circonspection, parce que ses enregistrements sont tellement divers dans les styles abordés et dans l’instrumentation utilisée (je ne raffole personnellement ni des violons ni des synthétiseurs) que je ne saurais trop recommander de se fier à mon bouquin (non, je n’ai aucun intéressement sur les ventes). Le coffret “Pure Genius”, de l’intégrale Atlantic est le noyau dur incontournable de son œuvre, suivi du coffret “Singular Genius” de toutes les faces de 45-tours ABC. Mais, pour quelqu’un qui ne connaîtrait rien de cet artiste, la meilleure introduction à son œuvre – en un seul album – me paraît être le CD “Ray Charles Live in Concert”, qui contient l’intégralité du concert de 1964 qui avait été initialement publié sur LP, amputé de 7 interprétations (incidemment, c’est la première fois que j’avais pu faire publier des inédits de Ray Charles). Brother Ray y joue du piano et de l’orgue, et y déploie magistralement toute la palette de son immense talent, alors à son apogée. Tout y est : du R&B, du jazz, des ballades poignantes, de l’humour, un blues d’anthologie…

Propos recueillis par Ulrick Parfum le 19 juillet 2025.
Photos © Cindy Voitus Visuals

« Keep on doin’ the Ray Charles thing », écrit Dr. John dans une dédicace de sa biographie

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