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Brèves / 09.02.2018

Algia Mae Hinton, 1929-2018

Elle faisait partie des derniers représentants du Piedmont Blues, ce courant de la Côte Est dont sont issus quelques-uns des plus beaux stylistes de la guitare. Algia Mae Hinton nous a quittés le 8 février 2018 à l’âge de 88 ans, paisiblement selon sa fille qui déclarait hier au News & Observer : « On s’y attendait. Elle s’est juste éteinte. » Benjamine d’une fratrie de 14 enfants, elle voit le jour le 29 août 1929 non loin de Selma dans le comté de Johnson, environ 50 kilomètres au sud-est de Raleigh (Caroline du Nord). Ses parents sont métayers, et comme ses frères et sœurs, elle doit travailler très jeune dans les champs. Sa mère Ollie O’Neal, musicienne accomplie très connue localement, lui apprend à jouer du banjo et de la guitare, mais elle privilégiera rapidement ce dernier instrument. Sa participation à des soirées et autres house parties lui vaut aussi de maîtriser la buck dance, sorte d’ancêtre des claquettes avec des chaussures souples, très prisées dans la région pour agrémenter les prestations (l’origine de ces danses nous ramène sans doute aux spectacles itinérants du XIXe siècle comme les minstrel shows).

 


© Music Maker

 

Dans la ferme familiale, elle se nourrit dans les années 1930 et 1940 de différents styles allant du blues au gospel en passant par le folk, le bluegrass, le ragtime… Toujours dans le News & Observer mais en 2017, elle explique : « J’ai beaucoup travaillé à cette époque. Dans les champs à récolter du coton, des concombres, du tabac… Je faisais du ménage et mes devoirs. Je coupais du bois pour le poêle, aussi. » Puis elle épouse en 1950 Millard R. Hinton qui lui donnera sept enfants. Sa progéniture l’empêche de se consacrer pleinement à la musique bien que la famille s’installe à Raleigh. Mais en 1965, son mari décède. À New York, de mort violente. Très certainement assassiné selon Algia Mae : « Il est mort, il fréquentait plein de femmes ! Je dois avouer que j’ai demandé au seigneur de lui pardonner. S’il était rentré, je crois que l’aurais emplafonné. Mais je suis contente de ne pas l’avoir fait. Je ne sais même pas où il est enterré. Je ne me suis jamais remariée. Une fois suffit. En réalité, j’ai épousé une famille. »

 

 

De fait, Algia Mae Hinton, tout en regagnant sa région natale, va effectivement élever une très grande famille, composée de ses enfants bien sûr, mais aussi d’autres qu’elle adopte ! Malgré cela, elle ne cesse jamais de jouer et de se produire, y compris dans des maisons de retraite et des prisons… Puis sa réputation lui permet d’être enfin repérée par des folkloristes, alertés par des membres de sa famille et des amis qui vantent sa grande aisance à la guitare. En 1978, Glenn Hinson, qui prépare une exposition consacrée aux Afro-Américains en Caroline du Nord au XIXe siècle, la rencontre et favorise sa programmation au North Carolina Folklife Festival. Une découverte dans des circonstances rocambolesques car Algia Mae, pensant que Hinson était de la police, avait précipitamment ôté les cordes de sa guitare pour démontrer qu’elle ne jouait plus depuis longtemps ! Et puis, cinq ans plus tard, c’est au tour d’Alan Lomax de lui rendre visite et même de la filmer. On la voit – à la guitare électrique « standard » alors qu’elle est adepte de la douze-cordes acoustique – improviser en compagnie de John Dee Holeman aux… claquettes !

 


© News & Observer

 

Malheureusement et malgré d’autres festivals, l’année suivante, à peine rentrée d’un concert au Carnegie Hall à New York, elle perd tout dans l’incendie de sa maison qu’elle a tout juste le temps de quitter, pieds nus alors que le sol à l’extérieur est gelé. Elle en tire une superbe composition, Going down the road. Quelques faces regroupant ses premiers enregistrements figurent sur les compilations « Eight Hands And Holy Steps: Early Dance Tunes And Songs Of Praise From North Carolina's Black Tradition » (1979) et sur le magnifique mais rarissime EP de six titres « Piedmont Folk Traditions » (1985). On y entend une guitariste stupéfiante à la douze-cordes dans le plus pur style du Piedmont Blues, doublée d’une chanteuse impliquée à la voix de tête pleine d’émotion.

 


Avec Taj Mahal © Mark Austin

 

Dans les années 1990, elle bénéficie du soutien de la Music Maker Relief Foundation de Tim Duffy et réalise en 1999 son seul album, le splendide « Honey Babe », avec notamment Taj Mahal à la basse qui ne tarit pas d’éloges à son sujet : « Algia Mae est un bel exemple du "Original Joe" tel que le nomme la diaspora africaine, un personnage novateur qui survit et crée sans cesse en toutes circonstances. Ne manquez pas Algia Mae Hinton. » Elle apparaît aussi sur l’anthologie « Sisters Of The South » (Music Maker / Dixiefrog, 2008) et partage avec Precious Bryant le CD « Gran’mas I’ve Never Had » (Moi J’Connais, vinyle, 2012). En 2011, une mauvaise chute l’oblige à se déplacer désormais en fauteuil roulant, ce qui ne suffit pas à la décourager, car en 2017, à 87 ans, elle affirme : « Je ne peux pas marcher car j’ai trop dansé, je me suis trop activée pour distraire les gens avec mes histoires, et j’ai usé mes jambes. Mais je remarcherai, je danserai à nouveau. Je n’abandonne pas. » Non, madame Hinton, hélas vous ne danserez plus. Mais nous continuerons de nous lever pour danser en vous écoutant.
Daniel Léon