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Brèves / 24.09.2017

Charles Bradley (1948-2017)

Et à la fin c’est le cancer qui gagne… Moins d’un an après le décès de sa collègue de label Sharon Jones, avec qui il avait bien souvent partagé la scène, c’est au tour de Charles Bradley d’être rattrapé par la maladie. Après de longs mois de lutte, entrecoupés de retours à la scène, le chanteur s’est éteint samedi 23 septembre, à Brooklyn, entouré de sa famille et de ses amis, et notamment des musiciens avec qui il avait partagé de longues heures sur les routes.

 


Sharon Jones, Charles Bradley, Jazz à Vienne 2014 © Brigitte Charvolin

 

Si le parallèle entre la vie et l’œuvre est bien souvent une facilité d’analyse, il est particulièrement approprié dans le cas de Charles Bradley, qui avait mis en mot et en musique un parcours personnel difficile, dont la dernière partie, marqué par le succès musical, constituait une forme de revanche.

Né le 5 novembre 1948 à Gainesville en Floride, longtemps élevé par sa grand-mère maternelle, il s’installe à l’âge de 8 ans avec sa mère à Brooklyn. Il y vit dans des conditions de pauvreté très dures, mais découvre aussi la musique, en particulier par le biais d’une sœur plus âgée qui l’emmène applaudir James Brown à l’Apollo en 1962. À 14 ans, il fuit le domicile familial et vit dans la rue pendant plusieurs années, avant de rejoindre un programme éducatif lancé par le ministère du travail qui lui permet de devenir cuisinier, le métier qu’il exerce, avec quelques interruptions, pendant plus de trois décennies, au fil de ses pérégrinations dans tout le pays, du Maine à l’Alaska en passant par la Californie. Le goût de la musique ne l’a pas quitté malgré les vicissitudes, et il participe à différents groupes, souvent dans un registre très influencé par James Brown avec lequel il cultive une certaine ressemblance.

 


© Fouadoulicious

 

Au milieu des années 1990, il retrouve sa mère et Brooklyn. Entre une allergie à la pénicilline qui manque de le tuer et l’assassinat de son frère, la vie n’y est pas simple, mais la musique continue à jouer un rôle dans la vie de Bradley. Sous le pseudonyme de Black Velvet, il a rejoint un groupe de reprises dédié au répertoire de James Brown, qui connaît un certain succès, se produisant régulièrement dans les clubs new-yorkais comme le B.B. King’s de Time Square, et même sur le plateau de l’émission de David Letterman (pour les curieux : youtube.com/watch?v=ndbmlOjuQHU). C’est à l’occasion d’un de ces concerts que Gabriel Roth, le patron de Daptone, le découvre.

En 2002, Bradley fait ses débuts sur disque sur un morceau de l’album de Sugarman Three, “Pure Cane Sugar”. Sa chanson, Take it as it come, est également publié en 45-tours. C’est cependant avec le guitariste et producteur Thomas Brenneck, membre de la plupart des groupes du label et notamment des Dap-Kings, qu’il noue un partenariat créatif. Ensemble, ils mettent en forme un répertoire original qui puise largement son inspiration dans la vie troublée de Bradley. Deux quarante-cinq tours voient le jour en 2004 et 2006, sur lesquels Bradley est accompagné par les Bullets, l’orchestre de Brenneck. Lorsque le Menahan Street Band succède aux Bullets, Bradley est de la partie, et deux 45-tours les associent en 2007 et 2008, en plus de concerts communs.

Il faut attendre le début du mois de février 2010 pour que le public français puisse le découvrir sur scène à l’occasion d’une petite tournée (qui passe notamment par le New Morning) en première partie de Lee Fields, avec le Menahan Street Band. Il n’a qu’une poignée de chansons, tirées de ses différents 45-tours, pour convaincre chaque soir, mais il se donne sans limite, sortant tous ses trucs à la James Brown et finissant à genoux devant un public ébahi par une telle intensité.

 

 

Début de 2011 voit paraître le premier album de Bradley, “No Time For Dreaming”, salué de 4 étoiles et demi et d’une interview dans le numéro 203 Soul Bag. Publié sur Dunham, la filiale de Daptone pilotée par Thomas Brenneck, le disque, qui reprend quelques titres parus antérieurement en 45-tours, se présente comme une sorte d’autobiographie musicale de Bradley, qui évoque sur une série de titres déchirants les vicissitudes de son parcours. Pour des raisons qui tiennent probablement autant à la personnalité et à l’histoire du chanteur qu’à la musique proposée, le disque rencontre un large public, dépassant celui des amateurs habituels de soul, d’autant que Bradley tourne de façon très large : en 2011, il tourne en février, en juillet et en octobre-novembre, avec de nombreuses prestations dans des festivals spécialisés (Montreux, North Sea Jazz Festival, Blues sur Seine…) ou non (Solidays). En fin d’année, son album est omniprésent dans les palmarès : même Rolling Stone en fait un des 50 meilleurs disques de 2011.

 

 

L’année suivante est également consacrée à un important planning de concerts, tandis qu’un film documentaire consacré à son histoire, Soul Of America, fait sensation au festival de Sundance. Un deuxième album est publié début 2013, “Victim Of Love”. S’il ne parvient pas tout à fait à retrouver les sommets de son prédécesseur, il confirme la popularité de Bradley, à laquelle sa personnalité “larger than life” – il lui arrive régulièrement de pleurer sur scène – n’est pas étrangère. Sa musique, avec ses sonorités “à l’ancienne” inspire les rappeurs, et ses chansons sont régulièrement samplées, notamment par Jay-Z et Q-Tip. Il prête même sa voix à un épisode de la série animée American Dad. Mais c’est sur scène qu’il continue à enchanter des milliers d’admirateurs, notamment dans les différents festivals d’été  – même si certains regrettent un jeu de scène quelque peu répétitif, à base de « I love you » adressés au public. En fin d’année, l’album est couronné du prix de l’académie Charles-Cros ainsi que de l’Académie du Jazz. L’été 2014 lui permet à nouveau d’arpenter les planches des festivals, seul ou au sein d’une phénoménale revue Daptone l’associant à Sharon Jones, à Antibalas, à Saun & Starr et aux Sugarman Three. En fin d’année, il partage trois soirs de suite l’affiche de l’Apollo avec Jones et la quasi-totalité des artistes attachés à Daptone.

 

 

Un nouvel album, “Changes”, sort au printemps 2016, suivi d’une nouvelle tournée, avec notamment un passage à l’Olympia, puis des prestations dans le cadre des festivals d’été. Alors que sa carrière semble se jouer des obstacles – il apparaît notamment dans la série Netflix Luke Cage – le cancer vient s’en mêler fin 2016, l’obligeant à annuler toutes ses dates prévues à l’automne. Il reprend la scène à partir du mois d’avril 2017, mais il ne s’agit hélas que d’une rémission. Début septembre, il annonce que son traitement lui impose l’annulation de toutes les dates prévues jusqu’en décembre – parmi lesquelles un passage parisien, prévu pour novembre. S’il restait optimiste dans son message, la maladie a fini par l’emporter le 23 septembre. Les réactions sur les réseaux sociaux témoignent de la place que sa musique occupait dans le cœur de ses admirateurs, dans le cadre d’une relation à la forte intensité, comme en témoignaient encore les mots même de Bradley dans son communiqué de début septembre : « Music is how I share my love with the world, and the love that my fans have given back brings me so much joy. I look forward to seeing your gorgeous faces soon, and to continue to share my love through music. »

Frédéric Adrian
Photos © Fouadoulicious

 


© Fouadoulicious

 


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© Jean-Charles Thibaut

 


© Brigitte Charvolin