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Brèves / 02.06.2017

Gregg Allman, 1947-2017

On avait beau le savoir malade depuis de nombreuses années, en proie à de lourds problèmes de santé, l’annonce du décès de Gregg Allman le 27 mai dernier prit tout le monde de court tant on le croyait indestructible, lui qui était parvenu à surmonter toutes les embûches du destin, particulièrement retord et inventif le concernant… Chanteur hanté à la voix ruisselante de soul, capable en une seule inflexion d’aller plonger dans les  tréfonds de l’âme humaine ; compositeur à la douceur infinie ; organiste brûlant dont les crépitements saturés résonneront à jamais dans nos oreilles ; co-fondateur d’une dynastie mythique qui aura véhiculé aux quatre coins du monde le meilleur de la culture sudiste, tant sur le plan des valeurs (la fraternité, l’ouverture aux autres, la générosité, le partage) que d’un point de vue strictement musical (leur riche et remarquable discographie en témoigne). Gregg et ses Frères conjuguèrent, mieux que quiconque, la frénésie du rock’n’roll, la mélancolie du blues, la pureté de la soul, la ferveur du gospel, la liberté du jazz, l’insoumission de la country. Les Allman Brothers, c’est un souffle, un fleuve bouillonnant et tumultueux, une saga ponctuée de drames et de réussites immaculées. Gregg Allman parti, c’est un monde qui s’éteint encore un peu plus, une partie de nous-même qui disparaît…

Gregory LeNoir Allman nait le 8 décembre 1947 à Nashville, Tennessee, un an après son frère Duane. Le sort ne tarde pas à s’acharner sur eux. En 1949, au retour d’une permission, leur militaire de père se fait assassiner par un auto-stoppeur. Démunie, devant subvenir aux besoins de sa famille, leur mère place les garçons dans un pensionnat militaire, loin de chez eux. Second traumatisme pour Gregg qui se sent abandonné, “pas à sa place”, un sentiment qui ne le quitta jamais vraiment. Timide, peu sûr de lui, renfermé, les autres élèves le harcèlent. Heureusement, son grand frère, extraverti, chef de bande, prenant à son compte le rôle de figure paternelle, est là pour le protéger et user de ses poings quand il le faut… La famille se relocalise à la fin des années 50 à Daytona, en Floride, début d’une séquence plus heureuse ponctuée de fréquents allers et retours à Nashville où vivent leurs grands-parents. C’est à l’adolescence que les frères Allman tombent amoureux de la musique, notamment via les disques de Bobby Bland, Ray Charles, Chuck Berry, B.B. King ou Jackie Wilson. Leur mère leur achète une guitare, que Gregg s’empresse de gratter dès que son frère a le dos tourné (il n’apprendra à jouer de l’orgue que plusieurs années plus tard). Au contraire de Duane, Gregg mène ses études avec sérieux, caressant même le rêve de devenir dentiste ! Sous l’influence de son frère, il finit néanmoins par se consacrer à plein temps à la musique, et notamment au chant pour lequel il se découvre des talents insoupçonnés. Au milieu des années 60, les frères Allman fondent leur premier orchestre, The Escorts, puis The Allman Joys et enfin The Hour Glass. Remarqués par le manager du Nitty Gritty Dirt Band, ils sont signés par le label Liberty et émigrent à Los Angeles. S’en suivent deux albums sous influence psyché qu’ils renieront sitôt les avoir publiés. Le rêve a d’ailleurs vite fait de tourner au cauchemar : les ventes sont nulles, ils ne se produisent quasiment pas en public (le label le leur interdit, “afin de ne pas laisser évaporer la magie” ; un comble pour le futur jam-band) et vivent dans des hôtels plus glauques les uns que les autres. Pire, ils contractent d’importantes dettes, Liberty exigeant le remboursement de leurs avances sur royalties… La mort dans l’âme, les deux frères se séparent courant 1968. Duane file aux studios Fame de Rick Hall où il se refera une santé (et une réputation) en gravant d’immortels chorus derrière Wilson Pickett, Clarence Carter, Spencer Wiggins ou Aretha Franklin ; Gregg reste bloqué à Los Angeles, s’engageant dans une carrière solo qui ne débouchera sur rien.

Fin mars 1969, Duane l’appelle de Jacksonville, Floride : il cherche un chanteur pour le groupe qu’il vient de monter et dans lequel il fonde les plus grands espoirs. Gregg rapplique aussitôt : le Allman Brothers Band est né. S’ensuivent deux années de marche forcée vers le succès, de travail acharné, de répétitions innombrables, de concerts-marathons, d’enregistrements légendaires (“The Allman Brothers Band” en 1969, “Idlewild South” en 1970) conçus dans d’incroyables conditions (les Frères vivent en communauté et conçoivent une partie de leurs chansons dans un vieux cimetière abandonné qui jouxte leurs habitations, le Rose Hill Cemetery). Leurs prestations live sont exceptionnelles, bien résumées par le faramineux “Live At The Fillmore East”, orgie d’orgue en fusion, de chorus de guitare fiévreux, de rythmiques volcaniques (l’orchestre compte deux batteurs) et de vocaux déchirants.

 

 



Gregg et Duane Allman © DR

 

Et puis arrive le drame, brutal, injuste, la mort de Duane Allman en octobre 1971 suite à un accident de moto. Gregg ne s’en remettra jamais. En guise de thérapie, le groupe fonce tête baissée dans le travail, les tournées, les drogues et l’alcool. “Eat a Peach” sort en 1972, c’est un nouveau chef-d’œuvre, suivi un an plus tard d’une nouvelle tragédie : leur bassiste Berry Oakley, en perdition depuis la disparition de Duane, se tue lui aussi à moto, à quelques encablures du lieu où son ami avait trouvé la mort un an plus tôt. Nouvelle expiation cathartique avec l’intense “Brothers & Sisters” (1973) publié la même année que le premier album solo de Gregg, “Laid Back”, chef-d’œuvre absolu, cathédrale gothique ornée de chansons spectrales (Midnight rider, Queen of hearts). Sous l’effet du stress, de l’épuisement, des divergences artistiques (Gregg veut jouer de la soul, Dickey Betts, guitariste soliste et co-patron du groupe, ne jure que par le bluegrass), les relations au sein de l’Allman Brothers se détériorent vitesse grand V et le groupe se sépare en 1975 dans l’anarchie la plus totale, après un disque raté (“Win, Lose Or Draw”) et le procès pour trafic de drogues de leur collaborateur Scooter Herring contre lequel Gregg Allman témoigne à charge. Sentence : Soixante-quinze ans de prison… Vécue comme la trahison ultime de tous les idéaux du groupe, cette démarche, assez peu glorieuse il est vrai, signe la fin du groupe.

 


Gregg Allman © DR

 

 

S’ensuivent pour Gregg plusieurs années d’errance, un mariage ultra-médiatisé avec Cher et des disques qui, sans être essentiels que les précédents, n’en contiennent pas moins leur lot de fulgurances (“Playin’ Up A Storm”, sorti en 1977, est excellent). L’Allman Brothers Band se reforme en 1979 avec le réussi “Enlightened Rogues”, suivi de quelques opus agréables chez Epic.

Les synthétiques années 80 seront un vrai chemin de croix pour les membres de l’ABB, démodés, désœuvrés. On passera poliment sur les deux albums solos publiés par Gregg à cette époque, flingués par une production clinquante et putassière : “I’m No Angel” en 1987, qui lui permet de renouer avec les charts, et “Just Before The Bullets Fly” en 1988.

À l’orée des années 90, les Allman Brothers entament leur dernière mue, avec un son plus blues-rock, moins fin, quoique direct et efficace. Le revival 70’s bat son plein et les vétérans sudistes sont célébrés comme une institution, mettant le pied à l’étrier d’une jeune garde dont Warren Haynes ou Derek Trucks sont les plus fameux représentants. Gregg poursuit en parallèle une brillante carrière solo (il faut redécouvrir l’imparable “Searching For Simplicity” de 1997).

 

 

Après des années d’excès, arrive l’heure des comptes. En 2007, les médecins lui diagnostiquent une hépatite C et il doit subir une greffe du foie en 2010. Fidèle à ses habitudes, il trouve refuge dans le travail, se payant le luxe d’une fin de carrière en fanfare. En témoigne son opus de 2011, “Low Country Blues”, produit par T Bone Burnett, ainsi que son live-retour aux sources de 2014 (“Back To Macon”), émouvante façon de boucler la boucle en compagnie de son fils Devon. Peu de temps avant de mourir, il avait trouvé la force de graver un ultime album, “Southern Blood”, enregistré aux studios Fame sous la houlette du producteur Don Was, disque-testament dont on attend avec impatience la date de sortie.

Ulrick Parfum

 


Sur la scène du Beacon Theatre, NYC © DR

 


Beacon Theatre © DR