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Brèves / 19.11.2016

Sharon Jones, 1956-2016

Immense tristesse : Sharon Jones est décédée hier, entourée de ses proches, des suites du cancer du pancréas contre lequel elle se battait depuis plusieurs années. Née le 4 mai 1956 à Augusta en Géorgie – la ville natale de James Brown –, Sharon déménage enfant avec sa famille à New York, et grandit à Brooklyn dans le quartier de Bedford-Stuyvesant. Passionnée de musique, elle chante très tôt à l’église – où elle joue également de l’orgue – et avec différents groupes, mais ne parvient pas en faire son métier. Elle travaille alors comme gardienne de prison et convoyeuse de fond, tout en participant occasionnellement à des séances d’enregistrement en tant que choriste, par exemple pour le groupe Ivy (album « Ivy II » de 1986) ou la formation électro espagnole Information Club (le single Running en 1994).

 


Chicago, 2009

 

C’est lors d’une telle séance, à l’occasion de laquelle elle doit accompagner le vétéran funk Lee Fields, qu’elle fait la connaissance des producteurs Gabriel Roth et Philippe Lehman qui, impressionnés par son chant, lui font enregistrer deux titres en solo, Switchblade et The landlord, qui apparaissent sur l’album « Soul Tequila » (plus tard rebaptisé « Gimme The Paw ») des Soul Providers, sorti vers 1996. Lorsque Roth et Lehman lancent ensuite leur propre label, Desco, Jones fait partie de leurs principaux artistes et enregistre trois 45-tours – hélas introuvables aujourd’hui – pour eux. Quand l’aventure Desco prend fin au début des années 2000, Jones choisit de suivre Roth dans son nouveau projet, et c’est son premier album « Dap Dippin' with Sharon Jones and the Dap-Kings » qui inaugure le nouveau label, baptisé Daptone, en 2002. Déjà identifiée par les amateurs de deep funk grâce à ses disques Desco, Sharon Jones commence alors la conquête du grand public, qui passe en particulier par d’incessantes tournées, accompagnées de ses fidèles Dap-Kings. La France a l’occasion de la découvrir sur scène dès la fin de l’année 2003, grâce à une série de prestations incendiaires. La tournée est tellement intense que, lorsqu’elle doit se produire un soir de décembre, dans l’arrière-salle d’un restaurant de Clermont-sur-Oise, elle est totalement aphone et dans l’incapacité de chanter, se contentant de danser sur scène pendant que le guitariste des Dap-Kings, Binky Griptite, interprète à sa place les morceaux du premier album qui vient à peine de sortir en France… Cette tournée est la première d’une série de passages de plus en plus réguliers : au milieu de la décennie 2000, Sharon Jones et les Dap-Kings sont sans doute le groupe soul américain le plus habitué des routes françaises !

 


Juan-Les-Pins, 2008

 

Avec la sortie de l’album « Naturally » en 2005 puis celle de « 100 days, 100 nights » en 2007, Jones et son groupe prennent encore une dimension supplémentaire, le répertoire, en général dû à Gabriel Roth, qui tient également la basse au sein des Dap-Kings, ajoutant une dose de soul au deep funk un peu aride du premier album, tandis que Jones développe au fil du temps des capacités de chanteuse de plus en plus impressionnantes. La participation des Dap-Kings au succès d’Amy Winehouse ayant attiré un peu plus l’attention de la presse généraliste et du grand public, le succès de Jones dépasse désormais le strict public soul, et elle se produit désormais en vedette dans différents festivals, tout en étant sollicitée par des artistes en dehors du champ des musiques afro-américaines comme Lou Reed – qui lui donne un rôle majeur dans la déclinaison scénique de son album « Berlin » en 2007 – ou Michael Bublé. Son succès populaire et critique joue d’ailleurs un rôle majeur dans le renouveau que connaissent la soul et le funk au cours de la décennie 2000.

 


Chicago, 2009

 

La parution de l’excellent album « I Learned the Hard Way » – à l’occasion de laquelle elle fait la une de Soul Bag, qui l’avait déjà interviewée longuement en 2007 – ne fait que confirmer le statut désormais acquis de Jones comme l’une des artistes soul les plus en vue, et s’accompagne à nouveau de nombreux concerts. Des problèmes de santé lié à un cancer du pancréas l’obligent cependant à ralentir ses activités pendant de longs mois et à retarder la parution de l’album « Give the People What They Want », qui ne sort qu’en 2014 – une compilation de singles, « Soul Time ! », sort en 2011 pour faire patienter son public. Après une pause causée par les traitements liés à son cancer, Jones reprend la scène à partir de 2014, se produisant notamment à l’Olympia au mois de mai. Si elle n’a pas encore retrouvé sa pleine forme, la Super Soul Revue de Daptone, dont elle est à l’été la tête d’affiche avec notamment Charles Bradley, lui permet de triompher à nouveau, balayant sans difficulté la concurrence, avec en particulier des passages aux Eurockéennes de Belfort ainsi qu’à Nice, Vienne et à la Défense. Ce retour de forme est confirmé par une nouvelle tournée en novembre 2014. Impossible alors d’imaginer qu’il s’agissait là de ses derniers passages en France… En septembre 2015, alors qu’elle présente le documentaire Miss Sharon Jones! consacré à sa lutte contre le cancer, elle annonce que celui-ci, que l’on croyait vaincu, récidive. La maladie ne l’empêche pas de poursuivre ses activités. Un album de Noël, « It's a Holiday Soul Party », sort en 2015, et elle apparaît, avec son groupe, dans le film Le Loup de Wall Street. Devenue un symbole de résilience face à la maladie, elle continuait à se produire régulièrement, même si c’était sur un rythme plus ralenti – elle avait d’ailleurs dû annuler deux apparitions dans des festivals français cet été. Elle devait encore se produire dans le cadre d’un hommage à James Brown ce 18 novembre 2016…

 


Juan-Les-Pins, 2008

 

La disparition brutale de Sharon Jones, saluée aussi bien par ses confrères musiciens que par la presse généraliste, porte un coup terrible à une scène soul dont elle était devenue – sur le tard, dans une belle revanche sur la vie et sur une industrie du disque qui la trouvait, selon ses propres mots « trop grosse, trop vieille et trop noire » – un porte-étendard respecté et admiré. Ceux qui l’ont vu sur scène garderont le souvenir d’une artiste dont l’énergie apparemment sans limite illuminait n’importe quelle salle – de l’arrière-salle de ce restaurant de Clermont sur Oise où je l’ai vue pour la première fois, au plus grand hall du palais des Congrès de Rotterdam, où je l’ai entendue pour la dernière fois. Ceux qui ont eu la chance de la croiser, même brièvement, se souviendront d’une femme forte et courageuse, sûre de son talent et déterminée à se battre pour sa musique, avec l’envie chevillée au corps de tout donner à son public – qui le lui rendait volontiers.

Frédéric Adrian
Photos © Brigitte Charvolin