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Brèves / 20.10.2016

Phil Chess retrouve Leonard

Chess… Dès lors que l’on parle de blues (mais aussi de soul, de gospel, de R&B, de rock ‘n’ roll…), il s’agit peut-être bien du mot le plus prononcé dans l’histoire de cette musique. Un mot qui sonne comme une évidence mais dont le sens comporte aussi une ambiguité. En effet, chess se traduits par échecs. Mais pas de méprise, échecs avec un « s » final car il désigne ceux du jeu stratégique multiséculaire. Il faut avouer, pour deux frères nés en Pologne venus s’installer aux États-Unis, que les chances de faire carrière – et fortune – en répondant aux doux noms de Lejzor Shmuel et Fiszel Czyz sont des plus maigres. Les deux frangins décident donc de jouer en changeant de noms et deviennent Leonard et Philip « Phil » Chess. Et ce sera échec et mat.

 


Le groupe du pianiste de jazz Wendell Owens au Macomba Lounge en mai 1947. © : http://campber.people.clemson.edu/aristocrat.html

 

L’aîné, Leonard, nous a quittés il y a bien longtemps, en 1969 à seulement cinquante-deux ans. Mais Phil Chess lui aura survécu durant près de cinq décennies, puis qu’il vient de mourir à l’âge très avancé de quatre-vingt-quinze ans. Il voit le jour le 27 mars 1921 à Czestochowa, une ville du sud de la Pologne. Avec son frère, sa sœur et sa mère, il arrive à New York en 1928, mais la famille s’installe à Chicago où le père vit depuis quelques années et travaille dans les spiritueux. Comme le rappelle Robert Gordon dans Can’t Be Satisfied – The Life and Times of Muddy Waters, l’alcool et les spectacles font très bon ménage dans les années 1930 et 1940. Les deux fils Chess s’associent à leur père et les affaires marchent de mieux en mieux avec l’ouverture de débits de boissons mais ils s’intéressent aussi de près à un club, le Macomba Lounge, où des musiciens de jazz se produisent régulièrement. Et en 1946, Leonard Chess devient propriétaire du Macomba dont il s’occcupe avec son frère. Selon le batteur Freddie Crutchfield, toujours cité par Gordon, « c’était un petit club. D’un côté il y avait les box [du restaurant] et de l’autre le bar. Elle était étroite et tout en longueur mais c’était une boîte super. »

 


© : Collection Tom Kelly.

 

Progressivement, des artistes de blues viennent jouer de plus en plus souvent au Macomba. Les frères Chess, persuadés que ces musiciens méritent d’être enregistrés, investissent en 1947 dans une petite marque orientée vers le R&B et le jazz fondée le 10 avril par Charles et Evelyn Aron, Aristocrat Records. Parallèlement, ils rencontrent Muddy Waters, un événement décisif qui va changer la destinée des trois acteurs, mais aussi le cours de l’histoire du blues. Muddy grave son premier single pour Aristocrat avec Sunnyland Slim (Gypsy woman et Little Anna Mae) en 1947, mais Leonard Chess ne le sort que début 1948. D’autres titres suivent en mai et juin de la même année, et des chansons comme I can’t be satisfied et I feel like going home, certes déjà sorties suite aux sessions de la Bibliothèque du Congrés en 1941/1942 à Stovall Plantation mais interprétées de façon déjà plus « urbaine », sont les premières pierres angulaires du blues moderne.

 


© : Collection Tom Kelly.

 

Parmi les accompagnateurs de Muddy à l’époque, on relève les noms des bassistes Big Crawford et Willie Dixon, du saxophoniste Alex Atkins, du pianiste Johnny Jones, du guitariste Jimmy Rogers, et peut-être de Tampa Red en septembre 1949 sur Last time I fool around with you : mais sur ce dernier morceau à l’origine resté inédit chez Aristrocrat, il pourrait aussi s’agir de Jimmy Rogers. Entre 1947 et 1949, d’autres blues(wo)men apparaissent au catalogue, comme Jump Jackson, Forrest C. Sykes, Leroy Foster, Laura Rucker et St. Louis Jimmy. L’accent est fréquemment mis sur un blues d’inspiration rurale (influence de Muddy oblige), et le 12 juillet 1949 (le single paraît en novembre), les Nighthawks de Robert Nighthawk, qui enregistre alors sous le nom de Robert McCullum, réalisent deux titres magnifiques, Anna Lee blues et Black angel blues. Il faut aussi souligner la présence des Norfolk Singers, du Rev. Clarence « Gatemouth » Moore, des Blue Jay Singers of Birmingham et de Sammy Louis (dont le nom complet et exact est Reverend Sammy Lewis), qui annoncent en précurseurs que le gospel fera bien partie plus tard des préoccupations des frères Chess.

 


Le premier single de blues sorti par Chess en 1950. © : terapeak.com

 

Phil Chess, jusque-là un peu dans l’ombre, mais qui joue un rôle de plus en plus prépondérant depuis fin 1949, s’investit pleinement quand les deux frères franchissent le pas et fondent le label Chess en 1950. Le catalogue n’est pas inauguré par un bluesman mais par le saxophoniste de jazz Gene Ammons (fils du pianiste de boogie-woogie Albert Ammons), avec le single Bless you / My foolish heart, qui porte le numéro 1425. Mais Muddy revient dès le suivant et fait du numéro 1426, Rollin’ Stone / Walkin’ blues, le premier disque de blues réalisé sous leur nom par les frères Chess. La suite de l’histoire, en cédant à une formule un peu convenue, nous est plus familière. Dans les traces de Muddy, les bluesmen installés dans le South Side de Chicago créent le blues moderne, version « électrifiée » de celui du Delta. Et de fait, les nouvelles techniques d’amplification des intruments donnent un formidable écho à cette musique qui peut s’exprimer dans une importante métropole, où les musiciens élargissent leur public et peuvent se produire dans les nombreux clubs et enregistrer pour les marques qui prolifèrent aussi.

 


Phil et Leonard Chess devant leur bureau à Chicago. © : Chicago Sun-Times via AP.

 

Un âge d’or du blues dont vont profiter les frères Chess comme personne avant eux. Fait sans doute unique dans l’histoire de la musique, les meilleurs représentants d’un style musical (le blues, donc…), et ce pratiquement sans exception, vont tous réaliser des disques pour la marque de Leonard et Phil Chess durant la première moitié des années 1950… Pour donner une petite idée de l’importance du phénomène, contentons-nous seulement ici de recopier une partie de la liste qui figure en quatrième couverture de la discographie consacrée par Les Fancourt aux artistes de blues chez Chess (Chess Blues – A Discography of the Blues Artists on Chess Labels 1947-1975) : The Aces, Billy Boy Arnold, Eddie Boyd, Big Bill Broonzy, Clarence « Gatemouth » Brown, Clifton Chenier, Arthur « Big Boy » Crudup, Bo Diddley, Willie Dixon, David « Honeyboy » Edwards, Lowell Fulson, Buddy Guy, Earl et John Lee Hooker, Big Walter Horton, Howlin’ Wolf, Elmore James, Albert King, B. B. King, J. B. Lenoir, Little Milton, Little Walter, Memphis Slim, Robert Nighthawk, Jimmy Rogers, Dr. Ross, Otis Rush, Johnny Shines, Otis Spann, Koko Taylor, Muddy Waters, Sonny Boy Williamson II…

 


Jaquette de l’excellente anthologie (Fantastic Voyage, 2014) qui illustre la diversité du catalogue Chess.

 

C’est le moment d’ajouter Chuck Berry, qui connaît son premier succès chez Chess en 1955 avec Maybellene. C’est le moment car 1955 marque le véritable avènement du rock ‘n’ roll, dont on sait ce qu’il doit au blues. C’est donc le moment pour les frères Chess de s’inscrire dans cette nouvelle tendance, d’autant que d’autres genres comme le R&B et surtout la soul prennent une place sans cesse croissante. Sans négliger le gospel, notamment très « fort » et bien ancré dans la Windy City. Leonard et Phil Chess ne laissent pas passer ce train. Certes, ils ne vont pas laisser une trace aussi indélébile que dans le blues (c’est de toute façon impossible), mais en sachant se diversifier en ouvrant leur catalogue aux autres styles, créant pour cela d’autres marques comme Checker, Argo et Cadet, ils vont bel et bien étendre leur incroyable influence à l’ensemble des musiques afro-américaines. On a beau chercher, dans le registre, même en considérant l’énorme pouvoir des majors de nos jours, on ne voit rien de comparable au XXe siècle…

 


Phil Chess en 2013 à Los Angeles lors de la cérémonie des Recording Academy's Special Merit Awards ceremony. © : Getty Images.

 

En 1969, Chess est cédé à General Record Tape, et le décès la même année de Leonard est évidemment un coup très dur à bien des titres, alors que le label était déjà en perte de vitesse. Marshall Chess, fils de Leonard et neveu de Phil, brièvement impliqué dans la marque, travaille à partir de 1970 pour Rolling Stones Records. Phil Chess, particulièrement actif dans les dernières années, en particulier dans le domaine du blues, se retire en 1972, trois ans avant l’édition des derniers disques originaux sous le nom de Chess. Sans surprise, Phil et Leonard Chess sont entrés au Blues Hall of Fame en 1995. Bien qu’il ait vécu beaucoup plus longtemps, Phil Chess est assurément – et un peu étrangement – moins reconnu que son frère, bien qu’il ait très largement contribué dans les années 1950 à la période la plus faste et surtout la plus influente du label. Et sa disparition est celle d’une de ces très rares figures qui auront changé le cours de l’histoire de la musique populaire.

Daniel Léon