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Hommages / 18.05.2020

Lucky Peterson (1964-2020)

Rares sans doute sont les lecteurs de Soul Bag qui n’ont pas eu l’occasion de croiser la route, depuis le début des années 1990, de Lucky Peterson. Installé depuis cette époque, par la grâce d’une série d’albums sous l’étiquette Gitanes Jazz Productions, dans le cœur d’un public français plus large que le cercle des amateurs de blues, il n’avait cessé de se produire sur les scènes de tout le pays.

Il s’apprêtait, au moment des débuts du confinement, à se lancer dans une nouvelle tournée, dont l’annulation avait inspiré un Coronavirus blues enregistré depuis sa chambre d’hôtel parisienne. Revenu dans sa base de Dallas, c’est là qu’il est décédé soudainement après un AVC dans l’après-midi de ce dimanche, à l’hôpital où il avait été conduit en urgence. 

Né le 13 décembre 1964 à Buffalo, dans l’état de New York, Judge Kenneth Peterson fait ses premiers pas musicaux, à la batterie puis à l’orgue, alors qu’il n’est qu’un enfant dans le club que dirige son père James Peterson, The Governor’s Inn, où se produisent musiciens et artistes afro-américains (le comique Rudy Ray Moore y est même enregistré). Repéré à l’occasion d’un passage sur place par Willie Dixon, le jeune prodige fait des débuts précoces sur disque, avec “Our Future: 5 Year Old Lucky Peterson”, pour Today Records, et multiplie les apparitions à la télévision, en particulier au Tonight Show de Johnny Carson et dans la très influence émission Soul!.

Cette visibilité ne s’accompagne cependant pas du succès commercial et, après un deuxième disque partagé avec son, “The Father The Son The Blues”, l’aventure s’arrête là, et Lucky peut retrouver sa vie d’écolier. Mais s’il poursuit sa scolarité, c’est le soir, au Governor’s Inn, qu’il apprend le plus de chose. Ayant ajouté la guitare à ses compétences instrumentales, il se produit régulièrement avec l’orchestre paternel, accompagnant à l’occasion les vedettes invitées et en profitant pour bénéficier de quelques leçons de pointures de passage, comme l’organiste Jimmy Smith. Avec le recul, Peterson exprimera des sentiments mitigés sur cette enfance dédié à poursuivre ce qui était finalement le rêve de son père, qui lui interdit jeux et sports susceptibles de mettre en danger sa future carrière musicale.

© X/DR

Alors que la famille Peterson fait, tout au long des années 1970, des allers-retours entre Buffalo et la Floride, Lucky, tout juste adolescent, fait ses vrais débuts professionnels au sein de l’orchestre de Little Milton, qu’il rejoint au tout début des années 1980. Devenu le directeur musical de l’ensemble, il accompagne Milton en tournée dans tout le pays mais aussi à l’étranger (le formidable “Live At Westville Prison” paru en 1995 documente cette étape).

C’est à cette époque que le public français a l’occasion de le découvrir au cours d’une tournée “Chicago Blues Legends” pour laquelle Milton est associé à Big Voice Odom et à Magic Slim & the Teardrops. Il accompagne d’ailleurs Milton et Odom sur deux albums gravés en France à l’occasion de cette tournée. Il est de retour deux ans plus tard sur les routes de France au sein d’un Youngblood Blues Band dont il partage la direction avec Melvin Taylor, et en profite pour graver à Paris un disque de reprises, “Ridin’”, qui paraît en 1984 sur Isabel. La même année, il quitte Little Milton pour rejoindre l’orchestre de Bobby Blue Bland, soit le sommet de la scène soul blues sudiste, au sein duquel il reste trois années. 

C’est en 1988, après avoir quitté le groupe de Bland, que Lucky s’installe à Dallas. Ses liens avec la Floride, où s’est installée sa famille, restent néanmoins fort, et c’est par l’intermédiaire du producteur Bob Greenlee, qui y est basé, qu’il commence une activité de studio intense, pour une série d’albums publiés sur le label de celui-ci, King Snake Records, ou en licence par Alligator. En général aux claviers, il apparaît en quelques mois sur des disques d’artistes aussi divers que Lazy Lester, Kenny Neal, Rufus Thomas, Noble “Thin Man” Watts & Nat Adderley, Joe Beard, Johnny Sansone, Troy Tuner, ainsi que sur la rencontre au sommet “Harp Attack!”, avec James Cotton, Junior Wells, Carey Bell et Billy Branch ! Toujours sous l’égide de Greenlee, il enregistre deux albums personnels publiés par Alligator, “Lucky Strikes” et “Triple Play”, qui contribuent à attirer l’attention du public blues sur ce talent polymorphe hors norme.

Bagneux, France, 1982. © Lionel Decoster
Tourcoing, France, 1993. © Dominique Papin

C’est cependant la signature de Lucky avec le département jazz de Polygram, alors dirigé par Jean-Philippe Allard, qui va propulser sa carrière à un autre niveau. Bob Greenlee est toujours de la partie, à l’écriture, mais les moyens n’ont rien à voir avec King Snake ou Alligator. Le producteur vétéran John Snyder, qui depuis les années 1970 a collaboré avec Ornette Coleman, David Newman ou Chet Baker, est aux commandes, et le casting, avec la participation de Tony Coleman, Wilbur Bascomb et des Uptown Horns, est relevé.

Avec une belle photo de couverture signée par Carol Friedman, le programmatique “I’m Ready” sort fin 1992 et bénéficie d’une importante promotion, qui permet à la reprise atmosphérique de Who’s been talkin’? qui en est extraite de se faire entendre largement à la radio et l’artiste de faire une apparition dans l’émission de télévision Taratata. Dès l’été 1993, Lucky Peterson est en couverture de Soul Bag, avec un titre en forme de “En route vers la gloire”. L’auteur de ces lignes se souvient encore du choc de la découverte, un soir de mars 1993, en ouverture de James Brown à Bercy : accueilli à peine poliment, il lui suffit de quelques instants pour conquérir un public qui va même finir par exiger un rappel – un vrai exploit pour une première partie ! 

Cognac Blues Passions, France, 1999. © Stéphane Colin
James Peterson, Lucky Peterson, Chicago, 2001. © André Hobus

Les années suivantes sont les meilleures de la carrière de Peterson. Bénéficiant de l’appui fidèle de son label, qui ne cache pas ses ambitions pour lui (avec des remixes assurés par Bootsy Collins, par exemple), il enregistre régulièrement et dans de bonnes conditions, ajoutant quelques collaborations de prestige (Mavis Staples, pour un album entier dédié à Mahalia Jackson, l’Orchestre National de Jazz, Abbey Lincoln…) à des albums personnels globalement réussis, tout en croisant régulièrement le fer avec ses pairs, de Joe Louis Walker à James Cotton en passant par Jimmy Johnson ou Junior Wells. Très présent sur les routes françaises, des clubs au festivals, il se taille une réputation de “bête de scène” à coup de shows hors normes, marqués par ses spectaculaires plongées dans le public et, bien souvent, par des jams avec ses collègues. 

En lien avec des problèmes personnels de plus en plus visibles, les années 2000 lui sont moins favorables, même s’il reste une attraction scénique populaire. Dépourvu de contrat discographique majeur, il passe d’un label à un autre, avec une réussite aléatoire, d’autant qu’il multiplie à partir du milieu de la décennie les disques dans le cadre d’un contrat avec le label anglais aux moyens limités JSP. Si certains albums rappellent les forces de (“Black Midnight Sun”) d’autres, comme la quasi-totalité de sa production pour JSP, le voient sombrer dans la médiocrité et la complaisance, tandis que ses shows sombrent dans une routine tapageuse qui voit une partie du public blues se détacher de lui. Ceux qui ont assisté en 2004 à son concert au Festival de Jazz de la Défense, où il avait partagé une longue et magnifique séquence acoustique avec Carey Bell, puis rendu un hommage vibrant à Ray Charles, décédé quelques jours plus tôt, savent pourtant qu’il n’avait rien perdu de son pouvoir.

Rico McFarland, Lucky Peterson, Carey Bell, La Défense Jazz Festival, France, juin 2004. © J-M Rock’n’Blues
Montrouge, France, 2019. © J-M Rock’n’Blues
Montrouge, France, 2019. © J-M Rock’n’Blues

Une ambitieuse tentative de relance, sous l’égide à nouveau de Jean-Philippe Allard, avec trois CDs d’“Organ Soul Sessions” – prétexte d’un nouvel entretien avec Soul Bag – est un nouvel échec artistique et commercial. Il faut attendre le début des années 2010 et l’album “You Can Always Turn Around” pour voir Lucky retrouver son meilleur “The Son Of A Bluesman”, en 2014, lui offre un nouvel hymne avec I’m still here, qui devient sa chanson fétiche, même s’il est un peu pathétique de le voir obligé, à tout juste 50 ans, de rappeler qu’il est “toujours là”. Il fait à nouveau la une de Soul Bag, un peu plus de vingt ans après la précédente, cette année-là.

Toujours omniprésent sur les scènes françaises – il apparaît 15 fois au New Morning entre 2009 et 2019, et différentes prestations au Sunset, au Duc des Lombards (en solo, pour une fois) et au théâtre de l’Odéon s’y ajoutent –, il s’offre en 2017 un beau changement de registre avec un “Tribute To Jimmy Smith” qui met enfin en avant ses talents d’organistes. Paru il y a quelques mois et bien accueilli, “50 – Just Warming Up!” voulait à la fois commémorer son demi-siècle de carrière et en ouvrir une nouvelle étape, dont le destin l’a privé. Personnage complexe, immensément doué et généreux mais mis en difficulté par des problèmes de santé et des problèmes personnels récurrents, Lucky Peterson a, pendant près de trente ans, incarné auprès d’un large public, une image du blues festif, convivial et accessible. Indépendamment de sa carrière discographique récente, sa disparition, alors que les figures étendard du genre sont désormais très âgées, est une réelle catastrophe pour le blues et sa visibilité auprès du grand public. 

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture © Éric Garault

Paris, 2014. © Fouadoulicious
Paris, 2014. © Éric Garault
Lenouvô Cosmos, Paris, 2019. © J-M Rock’n’Blues
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